Chapitre 3
Les latitudes des rivages suspects
– No, Ernesto,no ! La niña !
La main de Carlos pèse fermement sur le poignet de son acolyte qui baisse son arme comme à regret.
– Mi corazón una mentira pide
para esperar tu imposible llamado.
Yo no quiero que nadie se imagine*, marmonne- t’il avant de cracher dans l’eau.
Les deux hommes suivent du regard l’embarcation qui file. Carlos tient toujours la main armée d’Ernesto. De dos, on dirait un couple d’amoureux romantique contemplant la rivière.
– Tu puta madre ! Fit le romantique en chef. El coche ! De prisa !
Ils s’enfoncent dans les taillis, écartant les branchages à grands coups de bras rageurs. Ensuite, il y a le vrombissement d’un moteur forcé, le crissement de pneus, et puis, à nouveau, les sons de la rivière. La petite musique de l’eau.
Le pêcheur reprend son souffle. Il laisse traîner sa longue gaffe et aller la barque au grès du courant. C’est une barque à fond plat, avec une coque très allongée et de courts rebords. Elle est adaptée aux eaux calmes et de faibles profondeurs. Il faut se tenir debout en poupe pour la diriger en prenant appuis dans le lit du fleuve avec une longue perche. Ce n’est pas facile car un mauvais mouvement peut déséquilibrer l’embarcation. Le pêcheur manie son bateau avec aisance, on dirait un prolongement de son être.
La jeune fille s’est assise à l’avant. Elle fait face à l’homme.
– T’es drôlement fortiche, Monsieur ! Comme tu l’as maté Carlos !
Ces compliments n’émeuvent pas le pêcheur. Il jette des regards inquiets vers les berges. Au loin, la silhouette d’un pont métallique se rapproche.
– Tu dis rien ? T’es fâché ? … T’es pas fâché, hein ?
La rivière s’est élargie et le courant s’apaise. La libellule s’amuse autour de la barque et achève ses jeux sur l’épaule du pêcheur.
– Hi ! t’as une bête sur l’épaule, t’as vu ? C’est une demoiselle…. Ouah ! Comme elle est belle !
La fillette se redresse brutalement pour observer l’insecte. Le bateau, déstabilisé, tangue dangereusement et l’enfant s’étale en avant. Le pêcheur plante aussitôt sa perche pour maintenir le bateau.
– Hon ! fit–il en accompagnant son borborygme d’un geste ordonnant l’immobilité.
La fillette se redresse lentement sur les genoux. L’eau a pénétré dans la barque. Le pêcheur prend une large spatule en bois attachée à la coque et entreprend d’évacuer l’eau. Puis il s’arête. L’homme et l’enfant sont à présent, très proche. Lui, accroupis, elle, dressée sur les genoux, ils ont le visage à la même hauteur. Ils se regardent un instant au droit des yeux. Sans autre bruit que celui de l’eau, sans autre mouvement que celui du bateau. La libellule se pose à nouveau sur l’épaule du pêcheur.
– Ho ! Revoilà la demoiselle. Elle t’aime bien, on dirait…
– Hon… Fait le pêcheur en montrant la spatule.
– Hon, hon ! Mais tu sais dire que ça, honhon ! T’es muet alors… ça alors, tu sais pas parler ! Et puis t’entends pas grand-chose aussi, on dirait.
– Hon ! insiste le muet.
– Ok, monsieur Honhon, je vide l’eau. C’est monsieur Honhon qui commande.
Le pêcheur reprend sa place à l’arrière de la barque. Le pont de fer n’est plus très loin maintenant. Les rayons du soleil couchant embrasent son treillis de poutrelles. Ils découpent aussi, les formes massives d’une voiture garée sur son tablier. C’est une grosse berline sombre, peut-être est-elle noire, aussi noire que les deux silhouettes penchées au garde-fou.
Soudain, une détonation
* « Soledad » Carlos Gardel