DEUX
– Oooooooh ! Ooooorvet ! Entendez les admirateurs du secteur O ! Citoyennes, citoyens. Oh, mais ça s’échauffe dans le public. Du calme mes amis, c’est une fête.
La camera s’ est éloigné du cortège qui défile pompeusement. Elle filme, par dessus les barrières de sécurité, les affrontements entre deux groupes de supporteurs surexcités. Soudain : un projectile. L’écran devient noir, juste une seconde puis l’image apparaît à nouveau sous un angle de vue différent. À peine s’est-on rendu compte de l’incident et je me dis qu’ils sont sacrément efficaces pour régler les problèmes. Moi, je n’ai toujours aucun visuel sur la tour Nord. J’y ai pourtant dépêché un assistant. Il devrait être sur les lieux maintenant, c’est pas si loin.
– C’est eux qui étaient tout à l’heure, dans le quartier O. Tu as vu ? Ils ont ces gigantesques cymbales, t’entends le boucan que ça fait ? Et puis leur affreux serpents ! Hou !…Hou !…
– Orvet, Komer, orvet, c’est plus petit… Et puis, soit un peu plus discrète. Laisse ça pour ceux des gradins d’en dessous. Tu le sais : nous devons rester neutres.
– Ho ! C’est toi l’Argosmaster, pas moi !
– Oui, mais tu es sur ma tribune, alors, s’il te plaît.
– Oc, oc, c’est Ta tribune… fait-elle résignée.
Pourquoi suis-je aussi maladroit ? Ne resterais-je qu’un vieux guerrier brutal, incapable de nuance ? Bien sûr qu’il fallait qu’elle l’entende. Mais c’est son premier Ring, sa jeune tête est encore bourrée de propagande, d’idées simplistes. J’ai été comme ça moi aussi… Dire que la plupart en reste là :son secteur, son quartier, son cadre, ses limites, chacun à sa bonne place, meilleure que celle du voisin puisque c’est la sienne… Un Argosmaster se doit d’être au dessus des quartiers et sans attaches. C’est un juge impartial et solitaire. Garant du Ring. Le Ring est ce qui nous lie, c’est ce qui fait qu’on se supporte et que tout tourne rond. Je ne suis pas vraiment solitaire. Je ne le suis plus. Ils n’ont pas été regardant la dessus pour me nommer à ce poste, heureusement.
Je m’impatiente, je laisse Komer restreindre son enthousiasme et me glisse derrière mon autre adjoint. Les tribunes des Argos sont assez étroites, elle ne sont pas prévues pour travailler ainsi groupé, mais elles dominent la place haute et constituent le point de vue idéal pour assister au départ de la course et aux cérémonies de clôture. Ceux qui attendent sur les gradins au dessous de nous, sont encore plus serrés et ont payé cher pour cela.
Je m’appuie sur le dossier du siège de mon dernier assistant. J’ai dû me lever pour regarder par dessus ses épaules et bien que cette position soit inconfortable, j’ai une vision plus nette des images transmises sur la dizaine d’écrans qu’il contrôle de son pupitre.
– Ça revient toujours pas, Master. Toujours noir… Et puis, aucun contact avec les drones sur place, comme s’ils n’existaient plus, comme si on nous les avait dézingués.
– Tous les quatre en même temps ? Non, impossible, et puis les caméras fixes… Ton secteur et juste à côté, envoie un de tes drones
– Et que vois-je se former sous la porte Sud ? Oui, au bout de l’avenue ? Le fameux mille-patte du secteur U ! Deux fois vainqueur du Ring eux aussi, il y a longtemps mais ce pourrait être son grand retour, au mille-patte ! IUh ! IUh ! IUUUUUUUUUle !
Komer délaisse un instant le spectacle diffusé sur les façades et me regarde d’un air grave
– Tu crois qu’il y aura la poussière ? Certains disent qu’il y en aura pas ?
– Il devrait y avoir du vent. Alors la poussière, je ne crois pas…
– Mais, il paraît qu’ils ont trouvé un moyen de la stabiliser.
– J’ai entendu ça, je ne suis pas sûr que ça soit bien au point.Tu sais, je ne fais pas encore parti du conseil, je n’en sais pas plus que toi…
– Mais quand même, le 30eme Ring sans la poussière !
– Écoute, tu ne sais pas ce que c’est : la poussière, s’il y a du vent, c’est trop dangereux !
J’ai été trop tranchant. Encore une fois. Komer me fixe un instant d’un regard étonné, elle comprend que les variables du spectacle ne sont pas mes préoccupations immédiates, puis tourne la tête vers les écrans géants. Ce n’est pas de cette façon que je me rapprocherais d’elle. Cette panne joue sur mes nerfs. Où est la fameuse maîtrise de soi qui faisait ma force sur le Ring ? Je ne manœuvre pas les mêmes armes . Où sont les pointes-dagues de mes épaulières et les lames de mes gantelets ? Je n’ai qu’écrans, drones et caméra… Technologie… Et c’est mon premier Ring d’arbitrage !
– Master, j’ai la tour en visuel. Je me rapproche.
– Maintient une bonne distance, je ne voudrais pas perdre le contact avec ce drone aussi… Voyons… Tout à l’air correct . Les gradins extra-muros sont déjà pleins à craquer. Les gardes civils contrôlent le passage de la porte… Oc… Passe intra-muros, voir si tout est en ordre de l’autre côté.
– Oc, je suis un peu trop haut. Je redescend…
– Là, dis-moi : c’est ton collègue, l’Argos que j’ai envoyé tout à l’heure ?
– Oui, on dirait bien, Master. Je m’approche… c’est bien lui, il a l’air de parlementer avec un garde. Ils ont pas l’air d’être d’accord, on dirait.
– Met-moi en contact avec lui, il faut que sache ce qu’il y a.
– Oc, voilà… Regardez : il reçoit l’appel, il prend son talkie… Hé, mais l’autre, l’autre garde nous met en joue !
Brusquement, l’écran devient noir. Nous restons consterné devant ce rectangle mort. D’autant plus mort que les écrans voisins, sont animés de multiples agitations colorés et festives. Seul un grésillement demeure encore avant qu’un craquement sinistre ne mette fin à tout contact.
– Fucklé ! Mets- moi en contact avec l’Ordonnateur de la Garde Civile.Vite !
L’écran s’éclaire à nouveau sur un visage maigre et sévère, assombri par la visière d’une casquette d’officier de la Garde Civile.
– Ordonnateur, oui, parlez ! Ho, mais c’est vous Akkkil !
Aussitôt, un fin sourire adouci cette austérité fonctionnelle.
– Comment allez-vous ? Je vois que vous avez adopté la barbe qui sied à votre nouvelle charge, mais nous reconnaîtrons toujours notre champion .
L’Ordonnateur s’adresse à moi comme si nous nous étions quitté la veille, cette familiarité me surprend mais me rassure : maintenant, je suis de leur monde. Je ne l’avais pas revu depuis la cérémonie d’introduction dans le corps des Argosmasters. Il n’avait cesser de commenter, avec force détails, les stratégies que j’avais développées pour éliminer mes adversaires. Il admirait surtout comment j’avais su utiliser mon Voltigeur pour dégager la piste jusqu’à la victoire. Je me gardais bien de lui révéler la part d’improvisation et de hasard, ni le dévouement et l’abnégation d’Ektor. Mais l’Ordonnateur est un vieux raseur et dire qu’il me parle de barbe…
Je ne m’embarrasse pas de formalité :
– Voilà : J’ai un problème avec vos gars sur la porte Nord. Ils dézinguent mes drones…
– Comment cela, vous êtes sûr ?
– Écoutez, avant d’être abattu,notre drone à filmé un garde le mettre en joue et tirer.
L’ordonnateur s’excuse et s’écarte du champ de la caméra puis réapparaît quelques secondes plus tard.
– Effectivement, un garde à tiré sur un de vos drones. J’en suis vraiment désolé. Vous savez, ils ont pour consigne de supprimer tous drones suspects. Vous avez entendu parler des paris sur les nuages de poussière ?
– Ridicule, il y aura du vent, il n’y aura pas de poussière.
– En êtes-vous si sûr, pas de poussière pour le 30eme Ring ?… Bref, il s’agit de savoir dans quelles zones ces nuages seront soulevés. Aussi, certains n’hésitent pas à guider des drones sur le mur pour détecter des indices. Les enjeux sont élevés, vous savez. Votre drone a été pris pour un de ces drones espions. Désolé, vraiment.
– Pourtant les couleurs de nos drones sont facilement reconnaissables.
– Oui, et soyez sûr que ce garde aura de mes nouvelles, mais votre drone volait anormalement bas. A ce stade de la compétition, ce n’est pas habituel, il aura pensé qu’un drone espion se faisait passer pour l’un des vôtres. Vraiment, je vous fait une nouvelles fois mes sincères excuses , ce sont des choses qui arrivent, vous verrez.
Autrement dis : tu débutes, t’y connais rien, fous-nous la paix.
– Un autre soucis, cher Akkkil ?
Lui parler des altercations avec mon Argos et lui avouer mes ennuis technologiques ? Lui laisser supposer des incompétences ? Je le remercie pour ses précieux conseils et coupe court à la conversation.
Pas question de sacrifier un nouveau drone ni de dépêcher mon ultime assistant, d’ailleurs le premier est peut-être en train de résoudre le problème. La place Haute s’adosse au promontoire rocheux qui surplombe la ville et nous avons dû installer un relais amplificateur sur la tour pour contourner l’obstacle. Les défaillances viennent certainement de là.
La voix du commentateur raisonne comme un compte à rebours :
– Et maintenant, chers amis, entendez-vous ? Prêtez l’oreille ! Ce crissement stridents, vous le reconnaissez ? Les voix terribles des grillons du quartier Q ! Combien ont-ils aligné de crécelles pour cette parade ? J’ai dû mal à compter les joueurs :15…20… 25…
Le cortège des Indés va bientôt déboucher sur la place et se mettre en ordre pour la cérémonie d’ouverture. Il sera alors difficile de rejoindre la tour. Attendre ? Il y a trop d’incertitudes. Je dois aller la bas. Voir. Régler le problème et revenir.
Komer est toujours debout appuyée sur la rampe du garde-corps. Elle guette l’apparition de la tête du défilé dans l’étroit goulot donnant accès à la place Haute. Son enthousiasme semble contenu, boude t-elle ? Je voudrais rattraper mes maladresses de tout à l’heure, me justifier en quelque sorte mais sans l’inquiéter outre mesure. Je m’approche d’elle.
– Komer, Nous avons quelques soucis techniques, je dois m’occuper de ça. Je vais te laisser.
– Mais, ils seront bientôt là, et la cérémonie…
– Je ne serais pas long, jusque quelques détails à régler, je serais de retour avant le départ. Et surtout tu ne bouges pas d’ici, tu restes avec mes assistants, veille à ce qu’ils fassent bien le job. Oc ?
– Oc, fait -elle avec un sourire en coin semblant dire : « Pas la peine de me parler comme une gamine, je suis plus une enfant. »
Je donne quelques consignes à l’Argos assistant et quitte la tribune. Avant de disparaître derrière les marches qui conduisent aux bas des tribunes, j’adresse un dernier salut à Komer qui me le rend aussitôt, en agitant discrètement la main. Je m’éloigne soulagé, presque heureux.