Chapitre 17
Le fleuve déboulait, effroyablement.
Le fleuve prend sa place. Il s’étire mollement dans son large lit. Il s’allonge à l’aval, entre coteaux et cultures, à n’en plus finir. La ville, ses ponts et ses multiples balises se sont effacés derrières les reliefs. La péniche avance tranquillement sur des courants paisibles troublés, de temps à autre, par les sillages de lourds bateau-mouche promenant de tardifs vacanciers.
– Tu te démerdes pas trop mal, apprécie Philibert. Bon, t’as bien compris le levier là ?… En avant toute… Petite vitesse… point mort… Arrière toute, c’est en continuant à tirer par là, mais bon c’est pas la peine là… Allez hop, en avant toute !
Philibert joue avec le levier métallique du tableau de bord. Le pêcheur est à la barre. Bien campé sur ses jambes, les yeux rivés sur le lointain du fleuve, il prend un plaisir évident à piloter l’imposant navire. Il rassure le marinier d’un hochement de tête.
– Bien, bien… T’es un marin toi, tu piges vite. Vrai ! Un marin dans l’âme… T’es pas si con que ça, finalement. Attend, je vais te montrer un truc.
Il tire sur un fil de métal tendu au dessus du poste de pilotage et aussitôt le bruit puissant et grave d’une corne retentit. Neptune ne réagit pas.
– Ah, je suis con, il entend rien ! Il a même pas sursauté.
Il actionne plusieurs fois l’avertisseur.
– Vraiment bouché. Bouché de chez Bouché ! Hu !Hu !Hu !
Alertée par les appels de cornes, la fillette accourt. Elle s’était installée sur la plateforme de proue aménagée en terrasse, masquée par les cannisses de la pergola. Elle trébuche sur le négochin barrant l’étroit passage au niveau de la verrière.
– Qu’est-ce qui se passe ? qu’est-ce qui se passe ? crie t-elle.
– Rien, rien, on dit bonjour au bateau qui monte, répond Philibert en entrouvrant la porte de la cabine.
Vers la rive Gauche, une péniche lourdement chargée salue à son tour. La fillette, amusée, saute sur place en agitant les bras.
– Hoho ! Bonjour ! bonjour ! fait-elle.
Philibert sort de la cabine.
– Ecoute princesse, arête ça tu veux ! Tu sais qu’on te cherche, t’as pas trop intérêt à te montrer !
– Mais Monsieur De L’Orme, il sont trop loin pour bien me voir…
– Tu parles s’ils sont loin ! Attend un peu, je vais te montrer s’il sont loin.
Il entre à nouveau dans la timonerie et saisit une paire de jumelles sur le tableau de bord.
– Je vais te montrer, répète t-il pour lui-même
Puis s’adressant au pêcheur :
– Bon toi, tu gardes la barre hein ? Tu bouges pas de là. S’il y a un problème, tu tires le fil de fer, là.
Il mime plusieurs fois le geste d’actionner la corne sous le regard impassible du sourd- muet.
– T’as compris ? T’as compris ? Oh et puis merde !
Il rejoint la fillette en brandissant les jumelles.
– Je vais te montrer, moi !… Te montrer… Moi, je vais te montrer !
– Oui, ben, montrez moi.
– Non, c’est pas bien ici, pour voir… Y a la cabine qui gène… Pas ici, non pas ici… pas ici…
L’homme devient de plus en plus fébrile. Il enveloppe de son bras, les épaules de la gamine et l’entraîne vers le plat-bord longeant la cabine de pilotage.
– Là, à bâbord c’est mieux là ! … On verra mieux, c’est mieux là, c’est mieux !
La fillette, décontenancée, se laisse guider. Puis le marinier se ressaisit, sa respiration se fait régulière. Il serre l’enfant entre la rambarde latérale du pont et son gros corps bedonnant. Il positionne les jumelles sur les yeux de la fillette si bien qu’elle se trouve en fermée par ses deux bras.
– Regarde bien, ma douce enfant, tu vois le pilote du bateau là bas ?
– Ben, c’est tout flou…
– Ha, oui. Règle la molette là…
– La molette ?
La fillette cherche en vain la molette en question. Le marinier lui saisit un doigt et le dirige vers la bague de réglage.
– Oui, bon, ça va, réagit soudain la fillette. J’ai compris, lâchez-moi… Et puis vous m’étouffez !
Philibert desserre légèrement son étreinte tout en jetant un rapide regard vers la cabine de pilotage. De là ou ils se trouvent, ils ne peuvent être vus du conducteur.
– Ha, ça y est ! C’est vrai, qu’est ce qu’on voit bien !
Philibert se penche doucement vers la nuque de l’enfant. Il murmure :
– Et si tu les vois, ma toute douce, c’est qu’ils peuvent te voir aussi…
– Peuh ! ils s’en foutent…
– Va savoir, mon enfant, va savoir,…continue t-il en posant ses mains épaisses sur les épaules de la gamine. Philibert, il faut lui faire confiance… Philibert, il sait ce qui est bon pour toi…
Sournoisement, du bout des lèvres, il effleure d’un baiser le cou de la gamine.
– Non, mais ça va pas ! fait-elle.
L’enfant tente de se dégager, mais les bras épais du marinier l’emprisonnent. Elle sent le souffle court de l’homme contre sa nuque.
– Il faut être gentille avec Philibert… Très docile… Obéissante et ouche !
Le coup sur les orteils desserre l’étreinte. Une espadrille ne constitue qu’une protection dérisoire. Même contre les talons délicats des petites filles. La gamine se dégage vivement, mais le batelier la saisit par le col du tee-shirt avant qu’elle ne puisse s’enfuir.
Les jumelles, au bout de leur sangle, la libèrent définitivement. L’homme se tient le front à deux mains, le sang coule entre ses doigts.
– Petite garce !… Saloperie !
La fillette laisse glisser son arme de ses doigts tremblant sur les lames rugueuse du pont, surprise
La fillette se précipite en direction de la porte de la timonerie.
– Honhon ! Honhon ! crie t-elle.
Mais elle s’entrave et s’affale sur le pont.
Le marinier surgit. D’une main ensanglantée, il saisit l’enfant par la cheville. Le sang coule de son arcade ouverte. Cela fait de longs filets qui se perdent dans la broussaille de sa barbe et s’égouttent au bout des poils en perles écarlates.
Pourtant, il relâche aussitôt sa prise. Neptune est là, les poings serrés. La fillette se blottit derrière sa haute stature en pleurant. Il l’écarte doucement et avance vers le marinier qui recule prudemment.
– Hé, attends !… Ce n’est pas ce que tu crois… Tu sais les gamines, si tu les écoutes….
Puis, soudain, il fait volte-face et disparaît derrière l’angle de la cabine de pilotage. Neptune se précipite. Mais il ne passe pas l’encoignure. Il s’effondre, anéanti par la violence du choc sur son crâne. Les jumelles ont éclatés. Quelques vagues morceaux de métal pendent encore au bout de la lanière qui glisse entre les doigts sanglants de Philibert.
– Et là, hein ? Tu vas faire quoi, là, hein ? Hu !Hu !Hu ! Fait-il en jaugeant du bout du pied l’inconscience du sourd-muet.
A l’autre bord, la fillette est incapable de mouvement, partagée par l’incompréhension et la peur.
– Et toi là, petite garce !… Tu perds rien pour attendre…Hu !Hu !Hu !… Ha ça non ! Tu perds rien… Attends un peu que j’en finisse avec lui. Hu !Hu !Hu !
Il attrape le pêcheur aux épaules ;
– Attend un peu qu’on soit seul…Ouf, il est lourd ce con !
Il le hisse jusqu’au bastingage.
– Que tous les deux… Eff ! Eff ! En amoureux…
Et le bascule par dessus bord.
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Une petite Fiat noire est garée près de la route qui longe le fleuve. Carlos a une fesse posée sur le capot. Il règle la molette de ses jumelles pointées vers la péniche.
– Hum!… No me gusta esto, Ernesto, no me gusta…