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L’esprit du vent

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Voilà un bout de temps que je n’ai rien publié.

Il s’agit d’un texte de nouvelle.

Une idée qui me taraudait depuis quelques années. Une sorte de défis. Saurais-je capable d’imaginer une histoire à partir d’un thème invraisemblable, digne de Quentin Dupieux : un homme se transformant en courant d’air.

Combien de parti-pris, d’angles différents ai-je abordés, abandonnés, repris, détournés pour arriver à ce texte? Finalement, certainement à cause des circonstances, au fil des années ( les premier essais date de plus de 4 ans) il est devenu une réflexion sur le deuil.

La première version faisait plus de 26000 caractères. Puis j’ai voulu placer ce texte pour un concours dont le thème pouvait correspondre. Je l’ai réduit à moins de 10000 caractères.

Est-ce cette réduction drastique ou le sujet extravaguant? Ce texte reste bancal, prétentieux même, bref : insatisfaisant. Mais c’est fait, je peux passer à autre chose.

L’ESPRIT DU VENT

La mémoire, pour certains, est semblable à un disque dur où le passé est classé en dossiers facilement identifiables et manipulables. Les épisodes douloureux sont ainsi relégués tels des spams dans une inconsciente poubelle. Rien de tel pour moi. Mes souvenirs surgissent, bons ou mauvais, comme ces feuilles flétries que le vent tourmente sur le marbre de ton tombeau, cher oncle. Car le vent fut ton obsession, tu lui sacrifias ta vie, tu lui dédias ta mort. Comprendrai-je, un jour, cette funeste folie ?

Je me souviens parfaitement de notre dernière rencontre au printemps dernier. Tu m’avais convié, pour un court séjour, dans un palace désuet en bordure du lac de Côme où tu aimais te reposer. Ta dernière cure avait été profitable, tu semblais avoir repris du poids et recouvré cette excentricité télégénique que chacun admirait.

Nous dînions sur la terrasse de l’hôtel à la lumière d’un soleil finissant. Nous avions consacré notre journée à visiter quelques églises baroques et j’appréciais tes commentaires érudits sur ce style très répandu en Lombardie.

« Beaucoup se lassent du baroque, trop de fioritures, d’exubérance… Mais se rendent-ils compte du miracle ? Comment cet art emporte l’immuable, souffle le vital dans la rigidité de l’inerte. Laisse toi aspirer par le baroque, Basile, dépouille-toi de ta conscience et ne t’effraie pas de ses tempêtes ! »

Puis semblant trouver une inspiration dans l’atmosphère irréelle que le crépuscule donnait au parc de l’hôtel, tu poursuivis :

— Vois-tu, Basile, il est temps que j’aboutisse l’œuvre de ma vie. ,

— Tu écris donc tes mémoires, mon oncle. C’est une bonne chose. Nous sommes nombreux à vouloir connaître celui qui se cache derrière l’homme public que tu es.

— Que j’étais, Basile, que j’étais… Mais des mémoires, enfin, quelle idée ! Les mémoires ne révèlent pas grand chose sinon quelque narcissisme… Elles ne sont qu’un masque de plus…Toi, qui autrefois, aimais tant souffler des bulles de savon, tu devrais savoir que derrière les paillettes il n’y a que du vent…

Je n’en sus pas davantage sur cette œuvre à achever. Mais l’épisode de mon enfance que tu me rappelais était un moment de bonheur pur, comme toi seul savais en faire surgir.

Tu m’avais offert un set pour faire des bulles de savon. C’était juste un anneau que nous trempions dans un petit réservoir rempli d’eau savonneuse et à travers lequel nous soufflions. J’entends encore tes commentaires exaltés :

— Ce n’est pas simplement du savon qui s’envole, Basile, c’est toi !

— Moi, mon oncle ?

— Pas toi tout entier, bien sûr, mais c’est toi quand même. L’air que tu as soufflé dans la bulle a tourné dans tes poumons. Il emporte un peu de ta chaleur dans les airs.

— Oh ! La bulle a crevé. Tu es libéré, Basile ! Le vent t’emporte pour un long voyage, quelle chance !

Cette grande œuvre je n’ai pas su la voir. Pourtant, maintenant, je me rends compte que j’en ai été le témoin. Un témoin aveugle, un témoin effaré devant les dérives psychiques qu’elle impliquait.

N’étaient-ce pas les prémices d’un trouble mental que je décelais lorsque nous visitions le C.E.R.N ?

Au grand regret de nombreux téléspectateurs, tu avais abandonné tes chroniques météo quotidiennes pour présenter des émissions de vulgarisation scientifique. Je devais te rejoindre à Genève pour visiter le Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire. Tu avais besoin d’un regard « naïf » pour préparer une de tes nouvelles émissions.

« Nous sommes une illusion, Basile, disais-tu pour me décider. Tu comprendras là bas. La matière visible de l’univers ne représente que quatre pour cent de sa masse ! Que sommes nous, finalement ? Juste du vide autour de particules. Nous sommes aussi abstraits que les images pixelisées de nos écrans. »

On nous avait guidé, à 100 m sous la terre, le long du gigantesque accélérateur de particules, nous expliquant les découvertes fondamentales que ce titanesque anneau avait révélées. Je n’avais que de fragiles connaissances en sciences physiques et mes interrogations permettaient d’anticiper les questions des téléspectateurs.

Nous avons déambulé dans un dédale de structures colorées. Tu notais mes questions et repérais les dispositifs les plus efficaces pour mettre en scène la démesure des infrastructures et l’ambition exceptionnelle du projet. Puis, après avoir pris congé de nos accompagnateurs et programmé le tournage à venir, nous avons rejoint le taxi qui devait nous conduire à Genève.

Un vent fort nous surprit sur le parking. Tu t’éloignas du véhicule qui nous attendait, fis quelques pas face au vent et t’immobilisas devant une étendue de champs en bordure du site. Tu fermais les yeux, comme pour un geste amoureux, respirant l’air vif en longues goulées.

Comme je te rejoignais, tu me confias :

« Ce vent, c’est la Vaudaire. Il est est fort et chaud. Sais-tu pourquoi on donne des noms aux vents ? C’est parce que ce sont des êtres vivants, Basile ! Ils se nourrissent d’eau, de chaleur, naissent et meurent peut-être. Imagine que nous puissions modifier la force qui nous inflige cette forme humaine et nous éparpiller au vent, nous étirer entre les vallées, jouer avec les ailes des oiseaux, rider les surfaces des lacs, déchaîner les tempêtes ! Ha, Basile, quelle misère que notre infirmité humaine ! »

J’assimilais cette obsession éolienne à une excentricité poétique. Mais elle était le symptôme d’un projet maladif que tu construisais méthodiquement, avec une persévérance obstinée. Ton œuvre dictait ta carrière, épuisait ta santé car c’est avec de multiples drogues que tu l’édifiais ensuite.

Je te revois, recroquevillé sur un mauvais fauteuil, devant la balustrade bordant la terrasse de l’établissement de cure. Une couverture te préservait de la fraîcheur des rafales et dissimulait la maigreur de ton corps

Tu insistais pour rester ainsi face au vent.

— J’ai une conscience professionnelle aiguë, ironisais-tu. J’ai dû expérimenter ce que je filmais pour mes émissions consacrées à l’ethnologie. Je me suis laissé happé, voilà tout. Ha ! Le goût de l‘ayahuasca de mon ami Piripkura … C’est si facile de se laisser emporter.

— Le corps n’est pas un jouet, mon oncle.

— Le corps n’est pas grand chose, tu le sais bien … Juste du vide et quelques particules. Je crois que tous les junkies cherchent cela. La dispersion de nos molécules… Mais les psychotropes n’offrent qu’une illusion! On reste spectateur, aux portes de la perception… Alors que si nous étions juste un élément, une montagne, un fleuve, un vent… Les vents ont une vie bien différente, oh oui ! C’est autre chose que la vie des vents !

J’étais atterré. Les toxines n’avaient pas seulement altéré ton état physique, mais avaient amplifié tes délires. Tu remarquas ma consternation.

— Te souviens-tu de notre visite au C.E.R.N ? Cette débauche d’intelligence, d’argent! Quelle erreur là aussi, Basile! On cherche à l’extérieur ce que nous avons en nous. Nous sommes l’univers. Il suffit d’entrer en nous même pour côtoyer les particules qui nous constituent. Au moins les pratiques magiques m’ont appris cela. J’ai failli en crever mais à ce stade ça ne veut rien dire…

Je n’étais plus l’enfant qui partageais tes extravagances, mon oncle, alors, dans un soupir résigné, tu continuas :

— Il n’y a pas de vide, ça n’existe pas, Basile, nous l’occupons… Nous l’occupons entièrement…

Pourtant ce vide, je l’ai vu. Aux limites de l’épouvante, je l’ai approché. C’était ton œuvre. Je le sais maintenant. Je ne peux plus ensevelir l’horreur de ce contact.

Cela se produisit entre deux internements – Combien de fois as-tu rechuté, mon oncle ?

Tu ne répondais pas à mes appels. Je me rendis chez toi et te trouvai allongé sur ton lit semblable à un gisant tant la pâleur de ta peau se confondait avec celle des draps. Bouleversé, j’ai saisi ton poignet, espérant un signe de vie. Il était si léger !

Je remarquai un bol sur le chevet. Un reste de liquide brunâtre en tapissait le fond. Je reconnus l’ayahuasca que tu m’avais décrit. J’écartai une de tes paupières et alors je la vis. C’était ton œuvre. L’orbite s’ouvrait comme un puits sur un espace insondable, infini, vertigineux, un vide sidéral. Je reculai d’effrois, puis je perçus une infime pulsation. Tu vivais. Une pupille largement dilatée comblait maintenant la béance orbitaire. J’attribuais l’épouvantable vision à la confusion de mon esprit. Mais je me trompais, j’avais été le témoin de ton œuvre inimaginable : ta transfiguration.

Pourtant ce n’était qu’une ébauche car, plus tard, tu laissas un message déconcertant sur mon répondeur :

« Ah, Basile, toujours injoignable ! Dommage ! Mais tu dois savoir ! J’y suis enfin parvenu. J’ai investi le vide des atomes, je l’ai imprégné de ma conscience. J’ai maîtrisé la force gravitationnelle de leurs particules. Ha ! Pas besoin de technologies sophistiquées, notre énergie mentale est tellement plus forte. Mes amis chamans le savent, mais ils ignorent la physique quantique, ils ne savent pas ou diriger leur esprit. Pendant quelques secondes, mes particules élémentaires se sont mêlées à d’autres. J’étais l’oxygène, l’hélium, j’habitais l’air en toute conscience, Basile, en toute conscience ! Il n’y a pas de vide, je te l’ai dit, nous pouvons habiter sa substance, je l’ai fait. Pendant un instant, Basile, j’étais le vent !»

Je te téléphonais peu après, m’inquiétant de ton état. Tu fis passer ce message pour une sorte de plaisanterie et inventas je ne sais quel prétexte pour en disqualifier le contenu. Mais tu ajoutas :

« Sais-tu que le mot esprit vient du latin spiritus qui signifie « souffle, vent,». À notre dernier souffle, on rendra l’esprit… Mais où se rendra t-il ? »

Une rafale balaye les feuilles jonchant le marbre du tombeau. Certaines sont emportées dans les airs comme des bulles de savon.

Ce vent, mon oncle, et si c’était toi… ?

Bon, bien sur, je n’ai pas gagné le concours.

science-fiction

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Pour répondre à un concours de nouvelles ayant pour thème la science-fiction et ayant comme contrainte forte de ne pas dépasser 300 caractères, je me suis amusé à imaginer 4 micro nouvelles.

Un antidépresseur efficace

La fissure s’étire inexorablement irisée d’or solaire. D’autres se dessinent à partir du point d’impact et se ramifient, épousant les confins étoilés d’arabesques nacrées. La visière de mon scaphandre s’illumine d’une fête céleste. Bientôt, j’embrasserai la beauté.

Petite annonce.

Échange droïde chien de garde contre prothèse main droite.

Solitude.

Thalesse s’ennuie ferme. Sur le plan des rencontres, c’est le calme plat. A la première occasion, il bradera cet univers parallèle pour un univers perpendiculaire.

Régime alimentaire.

 – Encore des conserves ! Maugréa Onkr.

Il saisit l’ouvre-boîte à neutron, découpa le scaphandre du visiteur et se mit à table.

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J’ôte enfin mes lunettes. Elle n’affichent plus que le décompte lancinant des secondes jusqu’à ma nouvelle vie – 14 minutes 14 secondes- Il y a un banc là bas, je m’y assois.

Ce sont les odeurs que je découvre en premier, toujours. Tout revient par les remugles. Ceux de la pisse s’exhalant de la poubelle crevée en face de moi et ceux, indéfinissablement âcres, de la ville confinée sous un ciel grumeleux.

Je masse l’arête de mon nez, meurtrie par le port prolongé des lunettes, et regarde les mimiques d’un gros type aux cheveux gris et gras, contemplant un objet invisible entre des doigts fébriles. Il ne porte pas de lunettes mais un modèle perfectionné de masque couvrant le haut du crane, beaucoup plus confortable et restituant bien mieux les couleurs et les textures, mais beaucoup plus cher. Puis, il redresse la tête, inspecte le parc d’un regard circulaire, et d’une jambe mal assurée, enfourche le vide, pour s’éloigner, en sautillant, par une allée contournant un vestige de rosier : mon assassin.

Mes jambes sont douloureuses. Combien d’heures ai-je marché ? Je reconnais ce parc, je suis dans les quartiers hauts de la ville. J’ai dû y accéder par l’escalier dont on devine la première marche éventrant le parapet de béton à ma gauche. Voilà donc la faille étroite que j’ai gravie. La vaste lande aux gentianes n’est qu’une morne place d’herbes piétinées. Je cherche ce qui fut le promontoire rocheux où je m’embusquais. Est-ce le banc même où je me repose ou bien les sculptures lépreuses de cette fontaine, là bas?

J’ai faim. Combien de temps ai-je jeûné ? Je fouille mon imper et trouve le reste d’un Mars – à moins que ce ne soit un Snickers, Agnès préférait les Snickers. Il a pris ses aises dans la poche et me colle doigts. Pourtant, il fait plutôt froid et humide. Peut-être a-t-il plu. Je frissonne et remonte mon col.

Je remets mes lunettes mais, derrière le défilement des chiffres sur le plexiglas – 2 minutes 36 secondes, 2 minutes 35 secondes – la morne image du parc persiste. Je dois changer de lieu. Ici, ne m’attendent que des dangers et il ne me reste qu’une vie. Il m’en faudrait d’autres, mais ça coûte un max.

Je ne peux plus compter sur Agnès… Agnès n’est plus de ce monde.

Je me lève et reprends l’escalier vers les quartiers bas.

10 secondes.

9 secondes.

8 secondes.

Dans quelques secondes, j’oublierai tout.

Je t’oublierai,

Agnès.

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LE VRAI MONDE (suite)

 

Le barbare fit quelques pas, emporté par l’élan puis s’arrêta. Je l’avais touché mais sa cuirasse l’avait protégé. Il me repéra et aussitôt, méprisant la flèche plantée au dessus de l’aine, dévia en ma direction. Je m’appliquais, visant la chair dénudée du cou, et tirai à nouveau. Le trait se perdit dans les herbes. Le nain avait roulé sur le côté et déjà reprenait sa course. C’était un guerrier expérimenté qui savait parer les attaques à distance. Un chef.

Je devais préserver un écart suffisant et la surprise de l’attaque. La distance, toujours la distance… Je glissai le long de la paroi et remarquai à l’est, un bloc de moindre hauteur mais qui, fissuré en son sommet, permettait d’ajuster une cible sans être vu.

Le guerrier se hâtait vers mon ancien poste, présentant son flanc droit. Mon tir fut plus précis, ricochant sur le gorgerin. Le prochain serait fatal, il le compris. Il cessa de courir et sans se soucier de me localiser, porta à sa bouche le cor qui pendait à son côté. Son appel fut bref. Le barbare s’écroula, la gorge déchiré d’une ultime flèche.

Le corps s’effaçait lorsque j’arrivai et je fis aussitôt l’inventaire de mes gains. Ni la hache de guerre, ni la corne d’alarme ne m’intéressaient. Je me serais réjoui de la bourse remplie d’écus, s’il n’y avait eu la relique. Son or irradiait, ternissant le jaune pale des gentianes – en fait, ce n’était pas des gentianes mais c’était bien imité. Je compris alors l’empressement du guerrier.

Une relique est un petit objet, tenant facilement dans une main, représentant une figure énigmatique, mi l’ange mi démon- le terme est d’ailleurs inapproprié, « amulette » serait plus juste. La relique donne a son détenteur de nombreux pouvoirs. En posséder le nombre requis assure la victoire finale. J’avais dérobé une relique, mon rang allait sacrément progresser dans la hiérarchie de la Guilde, si toutefois je parvenais à mettre mon trophée en lieu sûr.

L’alerte avait été donné et déjà, dans le ciel limpide, une noire menace planait en larges boucles. Un corbeau, un espion, une avant-garde… M’avait-on repéré ? J’armai mon arc quand soudain, surgissant du chaos, fondit sur moi, un cavalier. Le dragon des armoiries marquait un rang élevé, mais je ne m’attardai pas à admirer le riche harnachement du destrier, ni les fines ciselures de l’armure.

Ma flèche s’écrasa sur le bouclier, je ne pu éviter le sabre et je perdis la vie.

(à suivre)

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LE VRAI MONDE (suite)

 

Jusqu’ici ma quête était vaine. Je n’avais pourtant pas limité mes errances pour découvrir enfin cette vallée obscure qui m’avait porté à la lumière de ce haut pays. Dans ce monde, le hasard n’avait qu’une valeur relative et l’énigmatique silhouette qui, déjà, disparaissait dans les méandres du relief, serait certainement l’aboutissement de ma traque. Il me fallait une prise, mais je devais rester prudent.

J’obliquai vers l’abri des genêts. Ma tenue de chasse facilitait une course rapide et très vite je fus à portée de flèche de l’inconnu.

C’était un homme du nord, court sur patte, presque nain. Une barbe rousse hirsute plastronnait sa cuirasse. Il courait aussi vite que lui permettait sa foulée, entravé par les hautes herbes et le poids de ses armes.

Pourquoi tant de hâte ?

Sans doute regagnait-il son fief après quelques rapines. Les razzias de ces barbares nous causaient bien des troubles.

Je le saurai bientôt.

Le nabot traçait droit vers les montagnes, se tenant à l’écart des fourrés, redoutant sans doute quelques pièges. Sa précipitation avait certainement déviée sa trajectoire car je pouvais l’atteindre. Mais il était encore trop éloigné pour que mon tir soit précis. Je le suivais à couvert des frondaisons, espérant qu’il se rapprocherait davantage, mais il maintenait son cap. D’imposantes plaques rocheuses et de petites clairières envahies de graminées m’imposaient de fastidieux écarts. Pourtant, après chaque détour, je le retrouvais, poursuivant obstinément sa progression vers les territoires hostiles.

La végétation se clairsemait. Bientôt toute embuscade deviendrait incertaine. Je ne pouvais défier pareil guerrier en combat rapproché, je n’en avais ni les armes, ni les techniques et trop des nôtres ont succombé dans de tels assauts. Je devais rester furtif et garder la distance. Je suis de la race des busards. L’espace est mon domaine, les nuées ma carapace.

Cette distance, tu ne la supportais plus, Agnès…

Au loin, bien avant les redoutables chaînes montagneuses et, peut-être, préparant le marcheur à ce pays minéral et glacé, apparaissait, de plus en plus nettement maintenant, un chaos de rochers. Certains affleuraient le sol en irrégulier parvis ou se chevauchaient en d’improbables marches, d’autres s’érigeaient en tours crénelées. J’attendrais là.

Je couru à l’abri des frondaisons jusqu’au derniers buissons, puis me risquai sur la lande. Je contournai l’amas rocheux en opérant une large boucle. Je devais rester hors de vue. Je repérai un imposant monolithe granitique de plusieurs toises et l’escaladai. Au sommet du bloc, je découvrais l’étendue du plateau : de l’obscure vallée d’où j’avais émergé jusqu’à l’immense lande qui affluait au pieds des rocs.

Je n’avais pas perdu le guerrier. Il fendait les hautes herbes de son trottinement rapide et serait bientôt à portée de tir. Je le laissais approcher afin que toute fuite soit vaine. Ma position m’avantageait. Je décocherai plusieurs traits avant qu’il ne soit sur moi. Accroupis au raz de la roche, je choisis une bonne flèche que j’encochai, je pris une profonde inspiration, j’attendis encore, et soudain, me levai et tirai.

( à suivre )

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LE VRAI MONDE

 

La vallée se refermait sur moi comme une nasse. Je remontais un torrent bouillonnant par un étroite piste qui cahotait entre les rocs détachés de la falaise surplombant le ravin. Je ne voulais point revenir sur mes pas. J’avais déjà trop marché pour abandonner et je savais que nul sentier n’est vraiment sans issue. De l’autre côté du torrent, genêts et cistes s’agrippaient à un coteau pentu jusqu’au premiers escarpements du plateau. Le passage se cachait certainement sur ce versant mais la violence du cours d’eau interdisait toute traversée. Ici, l’ombre de la falaise me dissimulait. C’était bien ainsi.

Je débouchai bientôt dans une combe étroite. Une tumultueuse chute d’eau jaillissait du haut de la falaise. L’eau se fracassait en longues gerbes sur des saillies rocheuses et s’apaisait ensuite dans une large cuvette formée par des éboulis, pour reprendre sa course rageuse dans la ravine.

Les parois enserrant la cascade, se couronnaient sur les crêtes d’une vive lumière, révélant la faille d’où s’étaient affranchis les blocs qui, à mes pieds, emprisonnaient le torrent. L’issue était là. Je devinai la piste. Elle filait entre les rocs, les buis et les valérianes- mais étaient-ce vraiment des valérianes ?- qui libéraient toute l’intensité de leurs pourpres au soleil des hauteurs.

Je franchis le torrent à gué, sautant sur la pierraille,et bientôt me hissais dans la clarté du plateau. Là, le sentier s’insinuait parmi une végétation de buis, de genévriers et de chênes verts pour s’étioler ensuite en de multiples traces serpentant entre de petits sapins.

J’arrivais enfin devant une vaste étendue herbeuse ponctuée de massifs de gentianes – mais était-ce des gentianes, vraiment ?- dont le jaune tendre répondait à celui des genêts ondulant à l’est, comme les boucles blondes d’Agnès, au vent léger.

Même ici, son souvenir taraudait mon âme.

Au loin, se découpant dans le bleu pur du ciel, les monts des royaumes du nord dressaient leurs hautes silhouettes enneigées. La maraude m’avait conduit loin de mes terres, je devais redoubler de vigilance.

J’avançais sur la lande mais aussitôt me ravisai. Quelque chose bougeait là bas. Ça remontait la pente douce de la doline qui d’abord l’avait masqué. C’était trop trapu pour un cavalier et trop lent pour une bête. C’était humain… Ou pire.

 

( à suivre)

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RECONNAISSANCE MENTALE

 

Lire dans les pensées, un vieux phantasme. Pourtant, aujourd’hui, je connaîtrai celles de Livia. J’y ai réfléchi longuement, il y a un moyen de détourner le système. Livia apparaît enfin sur mes écrans. Le vent frais du boulevard ébouriffe ses longues mèches rousses. J’aime zoomer sur son visage mais des milliers de pixels ne sauraient rendre toutes les nuances irisées de ses yeux. C’est ma seule façon de les contempler de près. Du moins jusqu’à
présent…
Mon secteur de veille couvre l’environnement immédiat de l’office de sûreté. Je vois les personnes accédant au bâtiment et celles qui circulent sur le boulevard et les rues adjacentes. La reconnaissance faciale m’informe de leur nom, âge et domicile. Il me suffit de consulter leur dossier d’identité pour tout connaître d’elles, leurs loisirs, leurs déplacements, leurs amis, tout ce qu’elles révèlent et tout ce qu’elles oublient. Les gens savent que leur sécurité est en jeu. Ils ont approuvé le système. Il a permis l’arrestation de nombreux terroristes.
Livia soupçonne t-elle que je la connaisse si bien ? Sans le système, je ne saurais même pas son prénom. Lorsqu’elle prend son quart de veille – son poste se situe juste une rangée devant le mien – elle jette un regard rapide en arrière, avant de s’asseoir devant ses écrans. J’espère que ce regard m’est destiné. Je le vérifiai bientôt car nous savons pénétrer les esprits, l’extension du système le permet.
Nous testons cette application. Ce n’est qu’un prototype mais nous l’améliorons. Elle est fondée sur un algorithme permettant de traduire les mots en ondes électromagnétiques. Ces mots composent une question simple qui est aussitôt convertie en signaux. Relayée sur nos réseaux, cette question est directement perçue par le cerveau des gens croisant le champ de nos caméras. Leur réponse est une réaction cérébrale immédiate, positive ou négative. Un sondage parfait. Sans parasitage de l’affect. Il est établi que toute réponse négative est suspecte. Ainsi, nous identifions les pensées hostiles. Nous le savons, les pensées non-conformes font le lit du terrorisme. Cependant, un protocole de confirmation est nécessaire avant toute intervention des brigades de sûreté car la réception de la question peut varier suivant les individus. Cette application, que nous appelons «reconnaissance mentale », reste encore confidentielle, mais après une nouvelle vague d’attentats chacun la validera . Il y va de notre démocratie.
J’ai déjà tenté quelques brèves incursions dans son programme. Je remarquais un faible niveau de protection. Je n’ai jamais osé m’aventurer trop loin dans cette inspection. Je ne suis qu’un veilleur et le système pourrait souffrir de mes possibles maladresses. Pourtant maintenant, pour Livia, je vais contourner l’application.
Je ne tâtonne pas longtemps. Quelques manipulations suffisent pour neutraliser la question programmée et, bientôt, le cerveau de Livia s’ouvre à mes propres interrogations. Mes doigts hésitent sur le clavier. Ne suis-je pas en train de me compromettre ? Tan pis, Je pointe le curseur sur la silhouette de Livia et j’écris :

– Question : l’agent 109 est-il sympathique ?
– Réponse : négatif.
– Question : l’agent 109 est-il antipathique ?
– Réponse : négatif.

Quelle désillusion ! Je n’aurai jamais pensé que cela me touche autant. Moi, l’agent veilleur 109, je lui suis indifférent. Mais au moins elle ne me déteste pas. L’accumulation de réponses négatives teinte progressivement de rouge sa silhouette. Le système signale ainsi les pensées non conformes. Je ne veux surtout pas qu’on la suspecte de déviance mais je dois poser une dernière question.

– Question : avez-vous un petit ami ?
– Réponse : Positif.

Aussitôt sa silhouette retrouve sa teinte d’origine. Il y a quelqu’un dans sa vie. Je voudrais poursuivre mon interrogatoire subliminal mais Livia sort du champ de mes caméras. Il me faut effacer mes interventions numériques et restaurer l’application. Cela ne me pose pas plus de difficulté que l’opération inverse, et, lorsque je lève les yeux de mes écrans, Livia est déjà dans la salle pour relayer l’agent 509.
Il s’est levé pour lui laisser son siège, mais il tarde à partir et elle tarde à s’asseoir. Ils restent là, à discutailler, à faire des mimiques équivoques. C’est insupportable de mièvrerie. Dehors, des terroristes potentiels échappent à notre vigilance. Ont-ils conscience de leurs responsabilités ? Nous sommes les veilleurs. Nous œuvrons pour la sécurité de nos concitoyens. Nous sommes les éléments essentiels du système qui les protège, les garants de notre démocratie. Pas besoin de reconnaissance mentale pour comprendre qu’ils sont ensemble. Lorsque l’agent 509 s’éloigne enfin, je ne vois de Livia que de longues boucles rousses déployées sur le dossier de son siège.
J’attends qu’il sorte de l’immeuble. J’aurai bientôt la confirmation de mes soupçons. Le voilà. Je cible son visage et aussitôt son identité se révèle. Mais je n’ai que faire des turpitudes de sa vie.
J’écris :

– Question : es-tu l’amant de Livia ?
– Réponse : positif.

Évidemment, je m’y attendais, mais ça me met en rage. Que trouvent-elles, toutes, à ces bellâtres suffisants ? Je déteste ces types, moi qui dois tant besogner pour arriver à mes fins. Si je veux Livia, je dois l’éliminer. Je n’ai pas la carrure pour l’intimider et puis je déteste la vulgarité de la violence. Il me faut franchir une étape supplémentaire dans l’irrégularité, remonter plus loin dans le système, pénétrer les données du serveur central, investir le protocole de vérification, car c’est le protocole qui évalue la dangerosité d’un suspect et décide l’intervention des brigades. Bien sûr, en faisant cela, j’ai conscience de pervertir la mission que la société m’a confiée. Mais il s’agit juste d’une incursion dans le système. Un test en quelque sorte. Je remettrai tout en place.
Comme je le supposais, j’accède au fichier du protocole sans trop de difficulté. Déverrouiller le code source me prend à peine plus de temps. Nos ingénieurs sont bien trop naïfs, cela frise l’incompétence. Je suggérerai quelques améliorations. Mon effraction sera finalement bénéfique
pour le système et pour notre démocratie.
Le programme du protocole reprend simplement une série de questions déjà posées. Elles sont toutes formulées de façon identique, certainement pour des facilités de traduction en signaux. Elles commencent invariablement par : « Approuvez-vous… », « Approuvez vous l’extension de mesures sécuritaires? » ou même : « Approuvez-vous le report de l’âge légal du départ en retraite ? ». La manipulation est simplissime. Je programme l’ajout du préfixe «dés » devant le verbe « approuvez ». Ainsi, pour tout bon citoyen, à la question : « désapprouvez-vous… ? » la réponse sera négative. Je saurai bientôt si mon bellâtre en est un.
Mes manipulations ont accaparé toute mon attention et j’ai perdu de vue l’agent 509. Aurait-il déjà quitté mon secteur de veille ? Je le retrouve devant la bouche de métro. Je vais le perdre définitivement. Je cible sa silhouette. J’hésite encore. Mon index tremble sur la touche de validation comme si j’avais la responsabilité d’une attaque nucléaire.
Livia se redresse sur le dossier de son siège. Elle masse d’un geste délicat son cou endolori par une mauvaise posture. Son chandail à glissé de son épaule gauche, dévoilant une fine bretelle de soutien-gorge. J’enfonce la touche de validation.
Aussitôt la silhouette de l’agent 509 s’empourpre. C’est un bon citoyen. J’aurais bien aimé suivre son interpellation par les brigades, mais il s’enfonce dans les escaliers du métro. Je le perds. Adieu bellâtre !
Je réalise mon état de tension extrême. Pourtant, il ne s’agissait que d’appuyer sur une touche. Je m’apaise. Les pulsations du sang sur mes tempes ralentissent progressivement. Je retrouve une respiration régulière. Je détache mon regard de l’écran où a disparu l’agent 509. Les autres écrans
étalent toujours la vie des gens qui déambulent sur le boulevard. Certains se pressent, d’autre s’attardent aux vitrines des boutiques. Quelques uns se retrouvent, se saluent, s’embrassent et se quittent. La banalité sereine du quotidien.
Nous sommes plus de cinquante agents dans cette salle immense à veiller sur nos concitoyens . Tôt ou tard une machine nous remplacera, plus performante, moins coûteuse et les gens perdront leurs anges gardiens. Mais j’aurai osé approcher Livia, je partagerai sa vie, elle sera mienne et la machine veillera sur notre bonheur…
Une alerte sonore dans mes écouteurs. Je repère une silhouette rose sur l’écran latéral gauche. Il s’agit certainement une erreur d’interprétation. Il s’en produit souvent. Le logiciel est encore imparfait et l’esprit humain si déroutant. Je cible le suspect et active la vérification. Rouge ! L’individu accumule les pensées non-conformes… Et puis je comprends. Le protocole… Je dois le réinitialiser au plus vite. Je remonte le réseau jusqu’au serveur central. Impossible d’accéder au code source. Opération en cours. Je patiente. La connexion se libère un instant puis s’interrompt. Opération en cours. Trop de bons citoyens, trop de suspects, trop de connexions. Opération en cours. Je dois pourtant stopper le processus. La crédibilité du système est en jeu.
Alors je me lève. Par dessus la palissade de mes écrans, je regarde la salle de veille où mes collègues, Livia peut-être, condamnent des innocents sans le savoir. Puis je crie :

–Le protocole ! N’activez pas le protocole !

 

 

On me traîne sans ménagement dans un long couloir sombre. On va sûrement m’interroger, j’espère que ce ne sera pas trop douloureux. Puis je rejoindrai l’agent 509 et tous les autres. Le système ne peut être mis en question, il doit être infaillible. Combattre le terrorisme est une guerre.
Il n’y aura pas d’innocent, juste des dégâts collatéraux… C’est le prix de notre démocratie.

LES FLEURS DE VIGNE

Les fleurs de vigne, ça ne compte pas. C’est comme les fleurs de petit pois. Pourtant, ça fleurit une vigne! Qu’ à la fin du printemps, y a des espèces de grappillons avec une poussière jaunasse au bout. Ce sont des fleurs miniatures. A croire que plus la fleur est insignifiante et plus le fruit est bon. Mangez donc le fruit d’une rose!.. Hamed, lui, justement, c’était les roses qu’il aimait.

– Vous voulez dire que Monsieur Hajoubi mangeait ses roses ?

Il était difficile de savoir si c’était du sérieux, cette question. Le capitaine l’avait posée sans un sourire, ni quoi que ce soit d’autre qui pouvait me faire penser à une galéjade, si bien que je ne savais pas quoi lui répondre. Et je restais planté comme un ravi, en face de lui, là, au bout de mon terrain, à l’endroit même où on papotait avec le pauvre Hamed. Ici, on peut pas dire que les limites des propriétés soit bien visibles. Il y avait bien un mur dans le temps, mais bon, ce qu’il en restait se faisait bouffer par les ronces et ça ne ressemblait plus qu’à un alignement de clapas. Le capitaine, se tenait chez Mme Herpellinger. C’était pas un domaine, je dirais, pas ça, mais y avait de l’espace. Ça allait en bas jusqu’au canal d’irrigation et puis ça montait bien plus haut que chez moi, jusqu’à la route. C’était Hamed, qui entretenait tout ça. On voyait qu’il était du métier, il s’en occupait vraiment bien, surtout autour de la villa, que, en bas, vers le canal, c’était pas la peine, personne n’y allait, pas même pour les truffes que c’était dommage avec tous les chênes qu’ y avait. Enfin c’était avant…

Pendant que le galonné me questionnait, une jeune poulette scribouillait sur un carnet tout ce que je débitais Je me marais en dedans car, dans le n’importe quoi, je savais m’étaler. Je bichais quand elle fronçait les sourcils pour déchiffrer mes bavardages, ça donnait de l’éclat à ses yeux de gazelle, du coup j’en rajoutais un peu. Sa silhouette menue contrastait avec la masse ruisselante de son supérieur. Y avait pas plus mal assorti comme couple. Le gros gendarme épongeait avec une boule de kleenex les gouttes de sueur qui suintaient de sa caboche pelée. Des fragments de papier restaient collés par endroit, comme des confettis, ça lui donnait un air de fête. Faut dire que cette matinée, elle était déjà chaude, ça promettait pour cet été. Mais le capitaine se montrait patient, très pro. Sans doute qu’il pensait que mes boniments laisseraient filtrer quelques indices. Pourtant j’avais déjà tout raconté lorsqu’ils avaient rappliqué à la villa pour constater les dégâts, prendre des photos, enfin tout le cirque. Et puis j’avais réexpliqué encore, à la gendarmerie même, avec ce ventilateur qui faisait voler les paperasses, qu’il fallait que je me répète sans arrêt. Et maintenant, une nouvelle fois, je recommençais devant l’imposante autorité qui dégoulinait en face de moi. Mais bon, à mon âge, c’est pas si souvent que je trouve du monde attentif à mes bavardages, alors s’ils aiment mes salades, je vais pas les en priver. Ça serait un comble pour un jardinier ! Je continuais :

– Il ne les mangeait pas, sûr. Quoique, allez savoir… En tous cas, voyez, il en plantait partout, de toutes sortes et de toutes formes, qu’au printemps, ça explosait de couleur, fallait voir…Tenez là bas : les rosiers buissons qui tapissent le talus de la terrasse devant la maison, il reste encore quelques fleurs. Et les grimpants sur la pergola, voyez ? Et même, il en faisait des sortes de petits arbres. Y a des rosiers qui sont fait pour ça, vous savez. Regardez celui-là dans le grand pot, là, dans l’angle de l’allée, enfin ce qu’on devine encore de l’allée, que maintenant, tout ça ne ressemble plus qu’a un harmas… Le jardin, il faut s’y tenir sinon ça gagne… Hamed, il s’est laissé gagné, voyez. A moment donné, c’est comme s’il en avait perdu le goût… Le goût de la beauté… Plus de goût. Voilà, progressivement, le goût lui a passé. Alors, avec la pluie qu’il a fait, tout pousse. Et pas que les roses. Et avec le cagnard après, tout sèche, et pas que les mauvaises herbes… Alors les roses, avec tout ce les guette : les pucerons, les taches noires, la rouille… La rouille, ça nous attend tous, savez… La rouille…

– Bien sûr, bien sûr… Vous avez déclaré avoir vu Monsieur Hajoubi quelques minutes avant le coup de feu, n’est-ce pas ?

– En effet, j’étais là pour ma vigne, que je voulais voir s’il fallait pas sulfater un peu. Je vous le dis : un jardin, faut s’y tenir sinon…

– Cette vigne là? Fit-il en désignant d’un menton humide la rangée de ceps devant laquelle nous nous tenions.

– Oui, j’ai quelques pieds. Que du muscat : là du chasselas et au fond : du cardinal. Voyez… Ça me suffit bien. J’essayerais bien de l’italien mais il me faudrait bricoler une tonnelle et.

– Donc, vous étiez ici, là où vous êtes, coupa le gendarme dont la patience s’effilochait

– Oui, à quelque chose près. Enfin, j’étais chez moi, de mon côté du mur. Bon, c’est vrai que le muret, là où on est, il en reste pas grand chose. Il faudrait se décider à le restaurer… Peut- être que je m’y mettrais un jour, mais des murs, on en construit partout maintenant, savez, qu’on se croirait au moyen-âge. S’il faut des limites, autant les faire avec les fleurs, vous croyez pas ? Hamed, il en faisait avec des roses, comme ici , voyez.

Je désignai un petit rosier qui s’efforçait de pousser entre nous deux parmi un fatras de mauvaises herbes.

Le capitaine considéra un instant l’arbuste puis porta son regard sur l’alignement de pierrailles qui faisait que chacun était chez soi . Puis, avant que je développe une argumentation reliant la construction des murs au problème des migrations depuis les croisades, il reprit :

– Et Monsieur Hajoubi était là avec vous…

– Hamed, ce jour là, il était déjà dehors quand je suis sorti… C’était tôt pourtant, mais il était planté là, de son côté. Pas loin d’où vous êtes. Même si on voit pas vraiment les limites ici, on sait où les propriétés s’arrêtent, voyez. Chacun chez soi. Je me suis dit : «  Tiens, Hamed ? Il est matinal, ça lui ressemble pas… »

– Il ne sortait pas ?

– Oh que si. Avant, oui, on se voyait. Moi à mon potager, à sarcler et biner et lui à ses rosiers, à tailler et traiter. Un jardin si on le laisse… Enfin, vous savez, faut pas croire, c’est la guerre chez les plantes

– Oui, oui… vous nous l’avez dit ! Il commençait à s’énerver et par ces chaleur c’est pas ce qu’il faut. Alors j’arrêtais mon cinéma pour embrayer simplement sur ce que j’avais vu et ce que j’avais fait.

Pourtant, c’était pas facile de m’en tenir qu’aux événements. Tout ça avait secoué ma vielle carcasse et si je baratinais autant, c’est que ça m’avait marqué plus que voulais le croire. Sûr, j’en avais vu des vertes et des pas mures dans ma vie et qu’à force j’en avais l’âme blindée. Mais bon, même les brutes les plus épaisses s’attendrissent aux larmes parfois, alors après ce qui s’était passé, vous comprendrez que je sois ébranlé quelque part. Ils m’avaient même proposé une assistance psychologique. Et puis quoi encore!.. J’avais donc rejoints Hamed. Il coupait les roses fanées de ce petit rosier qu’il m’avait offert l’année passée. Il laissait les fleurs au pied avec toute l’herbe qu’ y avait. C’était plus le jardinier méticuleux que je connaissais, mais ce rosier là, il le bichonnait encore un peu. Il me disait :

« Ça sera un beau rosier, tu vas voir…

– Oh, Hamed, oui, sûr, mais il faudrait pas le biner là ? Toute cette herbasse… »

Mais il s’en tamponnait de mes remarques, l’Hamed,… Avant, oui. On discutait… On comparait comment on faisait chacun pour que ça tourne rond, on parlait de sa patronne aussi, de comment elle allait mieux… et puis, petit à petit, c’est devenu que « bonjour, bonsoir » et encore c’est quand on se voyait et c’était pas tous les jours. Alors, ça m’a pas étonné qu’il me réponde pas. Il a juste continué dans son idée :

« Tu vois, je te le dis, il est bien là, juste comme il faut devant ta vigne. Que si le rosier, il tombe malade, alors tu traites, pas le rosier, tu traites la vigne comme ça elle sera pas malade, elle. Le rosier, tu peux aussi, mais la vigne si tu le fais, elle aura pas la maladie, le rosier, toujours il est malade en premier, il t’avertit qu’il faut traiter, tu vois

– Oui, Hamed, j’ai compris. C’est gentil pour le rosier. Si tu veux… Enfin, j’y connais rien en rosier, mais si tu veux que je lui fasse propre au pied … Tant que je sarcle la vigne…

– Toujours sourd à mes propositions, il désigna, de la pointe de son sécateur, une dernière rose à peine éclose.

– Belle, vois, elle est toute belle… C’est pas la dernière, y en aura d’autres, mais y faut couper les fanées, après, comme ça, y en a d’autres… Tu verras, c’est un beau rosier.

– Oh, je te laisserai faire, Hamed, que c’est toi le spécialiste. Dis, mes premières tomates, ça lui dirait pas à Madame Herpellenger, ça lui ferait du bien. Tu me disais qu’elle était rentrée de sa convalescence. »

– Madame Herpellenger, vous la connaissiez bien ? J’ai lu sur votre déposition qu’elle vous invitait pour le thé…

C’est comme si le capitaine avait éteint la télé avec sa question. C’est qu’en lui racontant cette foutue matinée, je me repassais tout le film. Je voyais la trogne d’Hamed, qui me faisait penser à ces vieilles patates oubliées, toutes crevassées, de la même couleur, pareil, et puis j’entendais sa voix aussi, avec son accent d’arabe que des fois je comprenais rien.

– Oui, oui, J’ai dis ça… Voyez, ici, c’est la campagne. Bien sûr la ville est à côté mais c’est la campagne quand même. Faut pas refuser la compagnie. Quoique, maintenant, c’est de moins en moins la campagne, pauvre, avec tout ce qui se construit.

– Donc, elle vous invitait, coupa t-il.

– Entre voisin… Mais bon, juste une une fois ou deux, que le thé à la menthe, c’est pas trop mon truc… Ils avaient ramené cette manie de là bas…

– Et la dernière fois que vous l’avez vu ?.

– Hou-la ! Je sais plus trop… Je l’ai déjà dis à vos collègues. Elle était malade, enfin vous le savez, je pense… Je lui portais des légumes, la pauvre, que voulez-vous, entre voisin… Hamed, oui, il s’en occupait bien, vraiment au petits soins, qu’ils étaient pas tout jeunes, savez. Mais la dernière fois, oh ! ça fait bien plus d’un an…

– Et cela ne vous intriguait pas de ne plus la voir ?… Entre voisin…

– Oui, un peu quand même, mais Hamed me donnait des nouvelles. Elle partait souvent en maison de repos…

Le gendarme m’écoutait. Les gouttes de sueur faisaient de longues traînées luisantes comme un mucus de limace sur ses joues grasses. Il s’éventait comme il pouvait avec sa casquette réglementaire et c’était pas facile avec ça, c’en aurait été presque comique en d’autres circonstances. Je crois que s’était un truc pour m’impressionner car il me fixait droit dans les prunelles en attendant que j’en rajoute une couche, mais bon, j’avais plus rien à dire et il le savait. Il voulais juste un instant de silence pour donner du poids à ce qu’il allait révéler. Il lâcha

– Elle n’a jamais été dans une quelconque maison de repos, ni hôpital, ni quoique ce soit. On peut même envisager qu’elle soit encore ici.

C’était un malin ce flic. Faut pas se fier au apparence, je le dis toujours. Il avait fait comme à la pêche quand tu laisses balader le poisson au bout du fil, tu tires un peu de temps en temps histoire de montrer que t’es là, mais tu le laisses se fatiguer et puis hop ! Il m’avait laissé me répandre, faire l’intéressant parce que j’avais été aux premières loges, et il avait balancé son truc. Mais qu’est-ce que je savais vraiment au juste ? Qu’est-ce qu’ils voulaient que je leur raconte de plus ? Alors, ma voisine avait disparu. Et donc, ils la cherchaient. On était sans nouvelle d’elle depuis des lustres et ils la cherchaient. Moi, je m’en étais même pas rendu compte, tant qu’il y avait l’Hamed qui me disait comment ça allait. Même que ça m’arrangeait de ne pas la voir à cause de ses invitations pour le thé. Que voulez-vous, chacun chez soi… Mais les flics, maintenant, ils savaient même pas si elle était morte ou pas, alors ils cherchaient… Mais fallait pas qu’ils pensent que j’aurais pu être mêlé à ça… J’étais juste le voisin et c’était pas la peine d’essayer de me troubler comme le gros capitaine le faisait avec ses mystères. Pourtant, ça me faisait gamberger tout ça , alors je bredouillais :

– Toujours ici ?.. Mais vous voulez dire où, ici ?

Il ne répondait pas, me laissant maronner. Il n’y avait plus personne ici, à part la gendarmerie, moi et les souvenirs. Oui, les souvenirs, maintenant je comprenais, les souvenirs bien sûr. Elle était plus que disparue, la voisine, elle était morte. C’était ça que le galonné voulait dire. Elle était morte et ça faisait un bail, maintenant je comprenais. Certains détails qui me revenaient, c’est pas que je les avais oubliés, non, c’est qu’ils s’arrangeaient autrement dans ma caboche.Oh ! Hamed, sous ton air de pauvre couillon, tu t’es bien foutu de ma gueule !

Je le revoyais tenant entre ses doigts tordus la frêle fleur qu’il venait de couper. Il en inspirait longuement l’arôme. Avec son espèce de nez comme tout bouffé de rouille contre ces pétales si légères, si fragiles qu’on pouvait presque en sentir le parfum en les voyant, ça faisait bizarre comme tableau. Mais Hamed, c’était un sensible, un délicat, et c’est pas parce qu’on a une sale gueule qu’on aime pas les belles choses. Parce que la beauté, vous savez…

« Y en aura d’autres, marmonnait- il. Il en vient toujours d’autres avant l’hiver… »

Et puis lentement il se tourna vers la villa. Je le regardais s’éloigner de sa démarche bancale. C’était la dernière fois que je le voyais vivant.

Quand le coup de feu éclata, j’étais toujours à biner ma vigne. J’ai réalisé de suite.

« Putain, Hamed ! »

J’enjambai son foutu rosier, traversai le jardin, et entrai dans le séjour. Ce séjour, si propret, si scrupuleusement organisé, où nous prenions le thé, Madame Herpellinger et moi. Oh ! une éternité déjà ! La porte de la cuisine était ouverte, j’entrai.

Hamed était affalé sur la petite table devant laquelle il s’était assis. Sa main droite serrait toujours la crosse du pistolet et la moitié de son crane s’éparpillait sur la nappe verte dans une abondance de sang. Cela faisait comme une pastèque écrasée, avec tout ce rouge sur tout ce vert. Je pensai aussitôt à Madame Herpellinger. J’appelai :

« Madame Herpellinger ! Rose! »

Rose, ça s’invente pas ces choses là . «  Pas de chichi entre voisin, appelez moi donc Rose » qu’elle me disait pendant qu’Hamed me servait sa tisane en levant haut la théière et ça faisait un joli bruit de source quand il remplissait la tasse. Il savait faire, sûr, pas une goutte sur le napperon.

Je trouvai sa chambre. Le lit était fait, aucun plis, bien comme il faut. Sur la table de nuit, autour d’un petit vase asséché, une fleur avait abandonné ses pétales, une rose bien sûr. J’étais soulagé : la Rose que je cherchais n’était pas là, sans doute en cure où quelque chose comme ça. Le suicide d’Hamed l’aurait achevé. Oui, comment j’aurais pu deviner ?

C’était tranquille dans cette chambre, les persiennes étaient entrebâillées et ça donnait une atmosphère peinarde qu’on avait pas envie de quitter… Mais bon, y avait du drame à côté et je retrouvai mes esprits fissa. Je retournai à la cuisine où je savais un téléphone.

C’est alors que je remarquai, posée en bout de table, dans un simple verre d’eau, la petite rose qu’Ahmed venait de cueillir. La fleur était vraiment très belle, haut dessus de tout sur sa tige bien droite, comme une reine, l’air de dire qu’ il n’y avait qu’elle à voir, que le reste c’était que le carnage du monde, que du banal. Mais le reste c’était Hamed éparpillé… Voilà pourquoi je déteste les fleurs : la beauté quelle farce !

Il y avait aussi, à côté de la fleur, un petit cadre dressé sur un côté. Il présentait une photographie en noir et blanc où trois personnes posaient en souriant à l’objectif. Elles étaient jeunes et semblaient heureuses. Je reconnaissais Madame Herpellinger. Un grand type la tenait par la taille. Hamed était en retrait du couple. Derrière eux, on devinait un beau jardin avec des palmiers, des plantes exotiques et même une sorte d’arcade tarabiscotée comme en font les arabes. Une giclé de matière avait atteint l’image du gars au niveau de la tête. Ça avait glissé ensuite vers le bas du cadre et laissé une traînée brunâtre. Du coup, le mec, il était comme effacé, et on ne voyait que le couple d’Hamed et de Rose. Maintenant, en y repensant, ça faisait comme si le destin avait laissé un message, un signe. Mais les choses ne sont que ce quelles sont et le hasard prend le sens qu’on veut bien lui donner. Faut pas se raconter de bobards, on est seul à cultiver son jardin et faut faire avec ça.

– Et entre Madame Herpellinger et Hajoubbi, comment ça se passait ? Leur relation ?…

Le gendarme me relançait. J’avais une nouvelle fois relaté les faits mais sans trop m’étaler. J’avais plus envie. Je repensais à la fleur, au sang sur la photo, à tout ce bazar qu’on aurait dit une mise en scène macabre. Je cogitais à ce que ça voulait dire tout ça. Qu’il y avait bien des choses enfouies dans le passé. Ce qu’on sait des gens, c’est rien de plus qu’un instantané, une image en couleur et en relief, et puis, ce qu’il y a derrière, on se le raconte. Et ce que je me racontais, j’avais pas envie de l’étaler. Que le suicide d’Hamed serait l’aboutissement d’ une vieille histoire. Qu’il se serait passé des trucs avant qu’ils viennent se planquer ici, loin de tout. Que peut-être Hamed n’était pas le serviteur attentionné qu’on avait emmené dans ses bagages loin des troubles de l’histoire. Hamed, Rose que de secrets ! Mais jamais Hamed n’aurait maltraité Rose. Je le savais. Il la vénérait, à en mettre partout des roses et que s’en était trop! Peut-être qu’ils s’aimaient… Après tout, quelle importance… Non, c’était simplement que la Rose avait perdu ses couleurs, qu’elle s’était fanée, épuisée par la rouille. Elle avait fini par abandonner la lutte, c’est tout. Puis Hamed, avait survécu. De quoi vivait-il ? De quelque pension qu’elle recevait sans doute, jusqu’à ce que ce ne fut plus possible. Il y avait un tas de courrier administratif empilé près du téléphone, sûr qu’il contenait une mise en demeure, une annonce de contrôle ou quelque chose de cet acabit… Hamed était resté là, aussi longtemps que possible à cultiver son souvenir puis il lui avait dit adieu. Il fallait bien qu’un jour ils se séparent car le capitaine voyait juste : Mme Herpellinger était toujours ici.

Le gendarme attendait ma réponse.

– Vous voulez dire s’ils étaient amants ? Enfin, je veux dire : avant, que maintenant…

L’officier acquiesça de la tête.

– Ben, ça avait pas l’air, comme ça. Hamed c’était l’homme à tout faire : le jardin, le bricolage, enfin ce qu’il faut faire dans une baraque. Sûr qu’il s’occupait bien d’elle, ça oui, aux petits soins…Bon, je dis ça mais je ne suis que le voisin, voyez.

– Et monsieur Herpellinger, vous l’avez connu ?

– Lorsqu’ils sont arrivés, ils n’étaient qu’eux deux…. Pourquoi, j’aurais dû le connaître ?

L’officier ignora ma question. Un gendarme venait vers nous. Il tenait fermement en laisse un gros chien. L’animal haletait, il faisait vraiment du bruit en respirant sauf quand il astiquait son museau avec sa langue. Je me dit, en regardant dégouliner le capitaine que les grosses bêtes avaient vraiment du mal avec la chaleur

– Ha ! Voilà la brigade cynophile. Adjudant, nous vous attendions.

Le maître-chien salua le capitaine et jeta un regard appuyé à la gendarmette. Elle s’était écartée à la vue du molosse, on voyait qu’elle n’était pas tranquille avec les clébards. Le capitaine lui rendit son salut en ajustant sa casquette. C’était le chef, il s’embarrassait pas de formalités.

– Mais vous êtes seul ? Avez-vous vu la surface du terrain ?

– Oui, capitaine, ça prendra peut-être du temps, mais s’ il y a quelque chose, mon malinois trouvera.

Le chien restait en retrait. Il tirait sur la laisse avec des gémissements en plus de tout le reste. Je me demandais comment il pouvait faire tout ça à la fois.

– Calme Burma, tout doux, fit le maître chien.

Le malinois éternua. Ça a fait comme une explosion de bave.

– Votre détective redoute la chaleur autant que moi, adjudant, commenta le capitaine. A moins qu’il ne s’impatiente… Allons, il est temps de s’ y mettre…

Puis, il se souvint de mon existence et de ma question en l’air.

– Non, je ne pense pas que vous l’ayez croisé, mais sait-on jamais… Le temps ensevelit bien des choses et le monde n’est pas aussi rond que vos belles tomates…

Pourtant, est-ce qu’il s’y connaissait ce gros militaire en jardinage ? Est-ce qu’il savait combien de rameaux il faut couper pour une bonne cueillette? Et toi, Hamed, combien t’en as taillé pour avoir ton fruit ? Ô tous ces sacrifices !…

Le gendarme me fixait. Son regard piochait au plus profond de mes pupilles. Creuse, creuse, Capitaine, tu n’en auras pas plus. Ce que je pense, c’est ma récolte perso, je me la garde au frais, enfin si je peux dire… Puis il ajouta :

– Bien, nous en avons fini pour le moment. Oui, pour le moment car il faudra répéter tout cela au procureur… Monsieur le jardinier.

Je regardais les forces de l’ordre s’éloigner. Le toutou furetait déjà dans les massifs, son maître l’avait lâché mais le suivait de près. Le capitaine se traîna sous la pergola pour s’effondrer à l’ombre sur un des fauteuils d’extérieur. La jeune poulette ne l’avait pas suivi tout de suite. Elle avait pris le temps de se retourner vers le maître-chien. Lui, on aurait dit qu’il attendait que ça, car, il lui fit un beau sourire. Sûr, ces deux là se connaissaient et ne le montraient pas. Mais ce n’était sans doute qu’un jeu de regard, il faut toujours que je m’invente des histoires. C’est que la solitude, parfois, t’as envie de la remplir de quelque chose… Alors je gamberge gentiment et c’est peut-être pareil avec mes pauvres voisins. Pourtant…

L’ interrogatoire avait fait quelques dégâts. A l’entour du petit rosier, la végétation était pas mal piétinée. Bah ! La mauvaise herbe, c’est ce qu’il y a de plus robuste, elle s’en relèverait.

La mauvaise herbe…

J’ arrachais une tige et fus surpris par l’odeur. Ça puait vraiment. Je filais vers l’appentis où je rangeais mes outils et autres bricoles. Je finis par dénicher une vieille boite de répulsif. J’en frottais la poussière pour lire la notice de composition. Il y avait des trucs compliqués en latin, alors j’emportai la boîte jusqu’aux rayonnages où j’accumulais quelques bouquins de botaniques. Je ne cherchais pas l’image de la citronnelle bien sûr, ni celle du poivre gris, mais je trouvais celle de la « Plectranthus caninus » et c’était bien ce que je tenais.

A travers les toiles d’araignée du fenestron, je pouvais voir, au bout de mon jardin, le petit rosier où une si délicate fleur avait éclos parmi ces herbasses puantes. La beauté, la beauté finalement… A bien y regarder, la rouille même est pleine de subtiles nuances. L’ arbuste agitait ses frêles rameaux dans le vent qui se levait. On aurait dit qu’il me faisait comme un salut, un signe amical. Oui, un signe encore… Mais peut-être n’était-ce que le vent…

Cherchez bien capitaine, creusez, fouillez partout, mais ne touchez pas aux roses, Madame Herpellinger y repose en paix…

– Putain, Hamed, quel cadeau que tu m’as fait !

FIN

 

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UNE ÉTERNITÉ

 

 

 

« Il regarda la mer et sut comme il était seul ».

Je fermais le livre sur cette phrase et mourus.

Mais j’exagère un peu. Ce ne fut pas aussi sommaire. En fait, le moustique se posa sur la page juste au moment où je lisais ces mots. Je claquai le livre sur sur l’insecte et expirai dans un soupir vengeur, heureux, une dernière fois vainqueur. Un belle mort, non ?

Je n’eus même pas la vanité inspecter les dégâts, de me réjouir de l’étrange rature laissée par la carcasse écrasée sur les mots d’Hemingway, peut-être auréolée du brun écarlate de mon mauvais sang. Oui, une partie de ce que je fus macule certainement la page, car la bestiole a profité de mes réflexes émoussés pour se gaver à l’envi.

C’était peut-être l’émotion de trop allez savoir. Bah ! J’étais vieux, malade, j’avais fait mon temps…

Faire son temps, quelle illusion !

Avons-nous un quelconque pouvoir sur le temps ? N’est-ce pas plutôt le temps qui nous fait ? Il nous modèle tel un sculpteur avec l’argile, au gré de l’inspiration ou du hasard… Je le sais bien, maintenant.

Les épisodes de ma vie passée me reviennent parfois. Ils s’insinuent en impressions, angoisses ou craintes absurdes, en odeurs ou en sons, en images souvent – en images surtout – selon les circonstances du présent. Les deux moustiques qui s’agacent parmi les poils de mes moustaches, sont certainement pour quelque chose dans cette réminiscence. Je pourrais les gober d’un coup de langue, je suis assez doué à ce jeu. Une nouvelle victoire !

Mais il fait si chaud…

Ou bien, est-ce la mer, là bas, qui ravive le souvenir de cet instant fatal. Pourtant, je n’en perçois qu’une petite bande bleue, coincée entre deux dunes et balayée par les hauts roseaux lorsque l’air se décide à faire un peu vent. Et puis je la vois mal, la mer, car le mucus que ma truffe dépose sur la vitre, finit par laisser une trace diaphane estompant la vision. Quand reviendront mes maîtres, s’ils reviennent enfin, j’aurai du mal à reconnaître leur silhouette au travers.

Ou bien, est-ce cet abandon…

Heureusement, ils ont une de ces grosses autos à la mode, hautes sur roue et spacieuses. Bien-sûr, ils m’ont laissé dans le coffre. Mais le coffre est dans le prolongement de l’habitacle et ils ont eu la prévenance de ne pas rabattre la planchette du hayon. Je ne suis séparé de l’habitacle que par une grille adaptée aux velléités expansionnistes des individus tels que moi.

L’embêtant c’est que la plupart de ces modèles sont noirs. Certes, ils en imposent, mais en été ce sont de vrais fours. Et j’ai chaud.

De plus en plus chaud…

Mes maîtres sont attentionnés, vous l’avez compris. Ils ont laissé les vitres entrouvertes dans l’hypothèse d’une éventuelle brise et ont garé l’auto à l’ombre du panneau publicitaire. C’était bien au début, mais un soleil ça bouge. Hé ! Vous ne le savez pas ? Un soleil, ça ne reste pas en place ! A moins que ce ne soit la terre, je ne sais plus… Maintenant, tout l’arrière de l’auto est sous les rayons, et j’ai chaud.

Je crève de chaud…

A peine si je parviens à humecter ma truffe de la langue. Je serais certainement mieux dans l’habitacle mais cette foutue grille me l’interdit. Je n’ai pas le droit… Pas bouger ! Rester là !… Pourtant, je cuis ici. Littéralement. A leur retour, il ne restera de moi qu’un hot-dog ratatiné. Car ils m’ont oublié, ils jouent dans les vagues et prennent du bon temps. Moi, j’en souhaiterais du mauvais. Une bonne averse. Il ferait frais et ils rappliqueraient en vitesse. Mais on ne maîtrise pas le temps, l’ai-je déjà dit ?

Cette grille n’est pas bien fixée. C’est juste une limite symbolique. Pas bouger ! Rester là !…

Je pourrais écarter les barreaux d’un coup de museau. Comme cela… Voilà, ils glissent facilement sur leurs supports verticaux. Pas besoin de tirer avec les dents. Je faufile la tête… Une patte… Je ne suis pas si gros.

Le cuir du siège arrière est bien plus confortable que la moquette du coffre mais il est aussi chaud. Il me permet, malgré tout, d’être à portée de la vitre entrouverte, c’est déjà ça. J’y respire un air plus frais, c’est bon… Mais je ne tiendrais pas longtemps tendu sur mes pattes arrière. Surtout que mes griffes marquent le cuir des sièges et rayent la garniture de la portière.

Les griffes c’est tout ce que mon corps a gardé de mon ancienne vie. C’est l’image que j’avais de mes mains, crispées sur le livre, tordues par l’arthrose. Étaient-elles douloureuses ? Me rendaient-elles maladroit ? Certainement pas au point de laisser échapper ce maudit moustique.

Je ne sais plus si j’avais conscience d’avoir eu d’autres existences avant d’être un humain. Les souvenirs de cet ancien état me surviennent par bribes, alors la vie d’avant avant… Mes rêve m’entraînent souvent dans de longs vols, je plane au-dessus des nuages et parfois même je chute sans fin. Peut-être qu’avant avant, j’étais un oiseau ou quelque chose comme ça…

Les deux moustiques m’ont suivi. Ils cherchent toujours la faille dans l’épaisse toison qui m’étouffe. Quelle persévérance ! Quelle opiniâtreté ! N’ont-ils pas chaud, eux aussi ? Mais il leur faut du sang, encore du sang quel qu’en soit le risque. Minuscules esclaves d’une destiné… Réalisent-ils qu’il suffirait d’un coup de langue bien ajusté ?… Réalisent-ils quoi que ce soit, d’ailleurs ? Y a t-il un souffle de conscience dans ces zonzonnantes insignifiances. Un coup de langue et que deviennent-ils ? Chien ? Humain ? Ver de terre ? Rien, peut-être… Cela s’arrête- t-il un jour ? Un coup de langue, à quoi ça tient ?

Le soleil gagne les appuis-tête arrière. Le revêtement de cuir brûle mes pattes. Je serai mieux sur la moquette du sol, bien à plat sous le siège passager…

Oui, c’est mieux ainsi. Je m’étale en carpette. Je dois me concentrer sur ma respiration, bien ventiler mon corps avec de rapides halètements.

Un bruit !

C’est une sorte de cliquetis suivi de raclements métalliques. La portière du conducteur s’ouvre et se referme brutalement. Il y a cette odeur acre de mauvaise sueur et de tabac au complément exotique. Ce n’est pas mes maîtres.

  • Grouille ! Grouille ! C’est ouvert.

L’autre portière se referme. Je sens une légère pression sur mon dos. Une nouvelle odeur : une fille, avec un de ces onguents qui puent pour masquer le vrai musc.

Il faudrait que je bouge, que je grogne et abois, que j’assume mon état canin, ma destiné de chien, et… M’en prendre plein la gueule… Pas bouger ! Rester là !

D’ailleurs mes deux moustiques s’en occupent déjà.

J’entends le craquement du plastique que l’on arrache.

  • Démarre ! Putain, démarre !

Le moteur vrombit, une violente secousse, le crissement des roues sur les graviers. Puis les vitesses qui s’enchaînent en gémissements stridents. Et ensuite : l’air… Ils ont ouvert les fenêtres. Un souffle frais s’engouffre dans l’habitacle. Ô respirer le vent, sentir ses rafales gominer mes poils, jouer avec mes oreilles comme avec des fanions ! Je n’y tiens plus. Je m’extirpe de mon refuge. La fenêtre du conducteur est grande ouverte, là, juste devant.

  • Un clebs ! Y a un con de clebs !

  • Gaffe ! Fait gaffe ! Braque ! Bra…

 

 

Ce n’est pas si facile de s’extraire de sa pupe. J’ai dû batailler ferme, à grands coups de thorax, pour fendre la membrane et dégager ma tête de l’extrémité émergée. Le plus délicat fût pour libérer les pattes. Mes six pattes fines et longues à n’en plus finir que j’ai dégagées du fourreau aux prix de laborieuses contorsions abdominales. Elles m’ont été bien utiles, ensuite, pour me maintenir à la surface de la mare afin que j’expulse un excédent de mucosité.

Maintenant, je me balance lentement sur cette tige de roseau, au gré d’une douce brise, bien trop légère pour perturber un vol. Du haut de cette vigie, j’inspecte ce monde que je découvre enfin. Le soleil est déjà haut. Il sèche mes ailes du reste d’eau croupie qui m’a fait naître. J’y viendrais pondre bientôt. Je le sais. Il le faut.

Et puis, il y a cette envie de sang.

Là bas, autour d’un véhicule accidenté, s’affairent des humains. Le choc fut certainement violent car l’auto a basculé sur un côté répandant des débris de verre à l’entour. Ces tôles noires déchirées me sont vaguement familières, pourtant je ne suis vieille que de quelques minutes. Allez savoir pourquoi .

Et le sang…

Ô ce besoin de sang !

……………………………………………………………………………………………..Fin?