Chapitre 7
La petite musique des choses insignifiantes
– Non, Honhon, Il vaut mieux que tu restes là.
Aidée par le pêcheur, la fillette a escaladé une petite plate forme de béton donnant sur la rivière. C’est une sorte de quai sans plus d’utilité que de servir de mauvais embarcadère ou d’aire de jeux aquatiques aux les enfants du voisinage. Un vieux pneu, au bout d’une corde liée à un imposant platane, témoigne de téméraires tentatives de plongeons.
Le pêcheur grimpe à son tour sur la plate forme. Il sourit. Avec sa main, il mime un nez de clown sur le visage.
– Non, on va pas voir les clowns ! c’est pas l’heure ! Non, Honhon, reste là.
Elle accentue des mains et des bras le geste négatif de sa tête. Le sourire du muet disparaît aussitôt.
Elle se dirige vers une volée de marches enjambant le talus de la berge. Au-delà des arbres, on distingue le faîte d’un chapiteau de cirque. Elle lance un dernier regard à son compagnon demeuré sur place, immobile et perplexe. Alors, elle court vers lui, le tire par la manche pour le mettre à sa hauteur et lui donne un rapide baiser d’enfant.
– T’en fais pas, je reviens ! fait-elle en riant.
De l’autre côté du talus s’étend un terrain vaguement herbeux. La ville est proche, signalée par le profil de petits immeubles et le bruit d’une circulation régulière. Un panneau annonce la construction imminente d’un lotissement résidentiel mais, pour l’heure, la parcelle suffit à l’installation d’un petit cirque avec chapiteau, véhicules et quelques animaux.
– Hé, bonjour Modeste… Et toi, Ponpon… Ho, ça va vous deux ?
– Bèè ! répondent les chèvres
– Non, je viens incognito, hi !hi ! Chut… Ils sont où, les autres ?
Tout en cajolant les animaux, la fillette observe les deux hommes penchés sur le capot béant du pick–up garé non loin de là.
– Toujours à bricoler… Toujours quelque chose qui casse… C’est pas plus mal comme ça.
Surveillant les deux hommes, elle s’approche d’une vielle caravane. Elle entrouvre lentement la porte et se glisse sans bruit, à l’intérieur.
– Je le savais, elle dort…. Elle dort encore ou elle dort déjà ?
On devine la tignasse grise d’une dormeuse allongée sur une étroite couchette. Un bras pend hors d’une masse de drap jusqu’à une bouteille d’alcool vidée.
– Hum… Elle dort déjà… Tant mieux !
A pas mesurés, elle se dirige vers une seconde banquette, à l’autre bout de l’habitacle. Il y a des photographies collées sur la cloison, au dessus des coussins. Elle en décolle une, la regarde un instant. C’est l’image d’un homme aux cheveux grisonnants, habillé d’un costume strict dont la cravate mal ajustée rend la tenue moins sévère. Il pointe le doigt vers l’objectif tout en souriant à un enfant assis sur le même banc que lui. On reconnaît la fillette.
Elle pose l’image sur la banquette pour se saisir d’un sac en plastique traînant sur une tablette. Elle vide son contenu. Elle en sort deux bouteilles mais conserve le paquet de biscuit au chocolat. Elle ouvre le tiroir sous la banquette. Il grince. Elle jette un oeil inquiet à la dormeuse. Rassurée, elle bourre le sac de vêtements. Le sac est vite plein mais la fillette fouille toujours dans le tiroir, les habits s’entassent à ses genoux jusqu’à ce qu’elle déniche une paire de tong. Puis elle passe une main sous le matelas de la banquette. Elle en retire un carnet avec un crayon miniature fixé sur la tranche. Elle l’entrouvre pour y glisser la photo et range le tout dans le sac.
Elle revient vers la dormeuse. Une besace en tissu aux couleurs passées gît sur le sol au niveau de la chevelure. Tout en surveillant la femme, elle en extrait un porte monnaie qu’elle ouvre délicatement. Elle s’empare de quelques billets.
Soudain une main crochue se referme sur son poignet. Des pièces de monnaies s’éparpillent au sol.
– Voleuse ! je te tiens, petite voleuse !
La dormeuse, relevée sur un coude, fixe d’un œil vitreux la fillette.
– Voleuse ! hurle la femme.
D’un geste vif, la gamine se débarrasse de l’emprise mal assurée de l’ivrogne. Elle se précipite vers la porte qui s’ouvre d’elle-même. Trotsky reçoit l’élan de la fillette en pleine poitrine, il tombe à la renverse. L’enfant lui roule dessus. Les tongs s’échappent du sac. La gamine se relève aussitôt, ramasse les claquettes, serre son sac contre son corps et cours vers la rivière.
– Voleuse ! Trotsky, chope-la qu’elle m’a volée !
La femme se cramponne à l’embrasure de la porte, elle invective Trotsky qui peine à relever sa longue carcasse.
– Bah !… Tu picolerrras moins… Et puis la gamine, c’est pas nos oignons. Nous, on est des arrrtistes, nous, juste des arrrtistes !
– Tu parles, tu verras quand ils sauront les deux autres. Tu verras la gueule d’artiste qu’ils vont te faire, que tu l’as pas chopée !
Trotsky s’avance vers la femme. Il est si grand qu’ils ont le visage à la même hauteur. Il l’empoigne par les cheveux pour mieux fixer son regard dans les yeux de l’ivrogne.
– Tu verrras ta gueule avant, si t’en causes.
– Et le pognon ? Qui c’est qui va nous le donner le pognon de la gamine, si elle est plus au cirque, hé ?
– Rhaaa ! Fait Trotsky en propulsant brutalement la femme en arrière. Elle s’effondre à grand fracas d’objets bousculés.
– T’en fait pas pour tes bouteilles, ils la retrouveront. Ils la ramènent toujours… Toujours.
La fillette dévale les marches qui mènent au quai. Elle crie :
– Vite, Honhon ! on y va !
Le pêcheur est assis sur le rebord du quai, les jambes pendantes au dessus de la barque. Il joue avec une libellule. Elle est posée sur son index et doucement, il souffle sur le bleu pétrole de ses ailes qui vibrent au contact de l’air chaud.
– Honhon ! Purée, mais il est vraiment sourdingue !
Elle le secoue par les épaules. L’insecte s’envole. Elle fait comprendre d’un signe qu’il faut partir au plus vite.
Le muet saute dans la barque, empoigne la fillette par la taille, la dépose à bord et d’un énergique coup de perche éloigne le bateau du quai. Ils sont rapidement emportés par la rivière.
Le vent naissant balance le vieux pneu pendu au majestueux platane marqué, à la base du tronc, d’une sinistre croix bleue.
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Le soir tombe sur l’Américano Circus…. Les deux chèvres tirent sur leur corde. Elles n’aiment pas l’odeur d’huile chaude dégagée par le moteur poussif de la berline noire qui vient de se garer non loin de leur pieu d’attache.
– Trotsky ! Appelle Carlos, sortant du véhicule. Trotsky !
L’homme qui travaillait encore au moteur du pick-up, ferme le capot dans un bruit mat de ferraille pesante.
– Ahmed, Il est où, Trotsky ?
Ahmed s’appuie sur le capot, envahit d’une profonde lassitude et indique du pouce la direction du chapiteau. Là bas, Trotsky discute avec un visiteur. On distingue mal le nouveau venu car la haute silhouette de l’homme de cirque le dissimule presque totalement.
– Trotsky ! Hurle Carlos
Trotsky termine sa conversation d’un vague salut de la main et rejoint les deux hommes.
– C’est qui ? S’inquiète Carlos. Il lève légèrement son feutre noir pour mieux voir le visiteur par-dessus ses lunettes, mais le soleil couchant rend toute observation imprécise.
– C’est rrrien, c’est pour le spectacle, Je disais qu’on était en rrrepos à cause du pick-up.
– Ha ! J’aimé pas ça. Journalisté ? Mounicipal ?
– Non, non, juste spectateurrr.
– J’aimé pas ça, Trotsky… Pas d’entourloupé, hé ?
– Tu sais Carlos, nous on est…
Carlos a saisi Trotsky à l’épaule. Sa main le tient fermement.
– Ouné photo, ouné photo dé la gaminé. Trouvé ouné photo et pouis la carte dou païs. Cette puta dé rivière, elle part dé tous les côtés. Fouillé ses affairés, trouvé la photo. Et pouis tou démandé. Cé soir, démain, à tout lé mondé, tou démandé….
Il relâche la pression sur l’épaule, puis abaisse, de deux doigts, ses lunettes au dessous de son regard d’acier.
– Il faut faire vité, mainténant, Trotsky…. Partout, tou démandé … Partout !