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Première capture d’idée d’histoire et tentative d’apprivoisement sous forme textuelle

Épilogue
                                                                                                                                                                                                                                                                                                              Un soupçon de vent joue avec les ailes bleues de la libellule. Elle est posée sur la tranche d’un petit carnet qui a vraisemblablement glissé de la poche de ce pantalon, abandonné sur les galets de la berge. Soudain, une brève rafale agite les pages. La plupart d’entre elles sont griffonnées de mots et de dessins. La demoiselle s’envole, elle louvoie entre les tiges de roseaux, frôle les rides de la surface du fleuve, insouciante de l’ombre brune qui la suit sous les ondes. Le vent entraîne un minuscule nuage dans un ciel d’un bleu pur. Il le pousse vers le large où il se dissoudra, là bas, au dessus de la mer, si vaste.
 
C’est fini.
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Chapitre32

 

Quand la tension distend les humeurs, il ne fait pas bon courir les somnolences.

 

 

–         Le bulgare de la 4L volée est mort, commissaire. Quant à l’employé du bac : rien de grave… juste la jambe

Le commissaire Portelli n’a aucun regard pour le lieutenant Rolando. Il est assis en travers du siège de la 308 banalisée. Il a ouvert la portière parce qu’il avait l’intention de sortir du véhicule pour questionner lui-même l’infirmier, mais il est resté finalement là, avec juste un pied sur la chaussée, envahi soudain par une profonde lassitude.

–         On a merdé Rolando…

Il garde les yeux fixés sur cette chaussure posée sur le bitume. Il semble en étudier tous les détails.

–         J’ai vraiment merdé.

L’ambulance croise la 308 dans le vacarme de ses avertisseurs. La petite route est maintenant bien dégagée, uniquement occupée par les véhicules des forces de l’ordre, plus ou moins bien alignés sur le côté.

–         Tous ces morts…

–         Ces morts,  commissaires, c’est des voyous ! Ils se sont tués entre eux… Des truands : ceux du cirque, de la péniche… Bon débarras !

–         Et ça, Rolando, tout ce bordel ?

Il désigne du menton l’épaisse fumée noire qui monte au dessus des arbres cachant l’aval du fleuve.

–         Combien, combien de brûlé, de noyé ?… Combien ?… C’est des gens là, des vrais gens…

Le lieutenant Rolando regarde un instant la colonne de fumée que le vent couche vers la mer sans parvenir à dissoudre.

–         Commissaire Portelli, vous avez détruit la filière Bulgare ! Pensez à toutes ces filles que vous  sauvez, toutes ces gosses ! Elles existent aussi… Vous savez ce qu’il en font, ce qu’il en on fait, tout ce trafic de merde !…  On aura tout le réseau, pas le menu fretin, tous ! En France, en Roumanie, en Bulgarie. Votre idée de retourner Gordo a payé.  C’était la bonne idée. C’est juste qu’on ne peut pas tout maîtriser…

–         On devrait, Rolando, on devrait… Gordo, C’est là que j’ai merdé. … Ce n’était pas la bonne personne,  un  schizophrène, trop de zone d’ombre, incontrôlable… Fou…

–         On n’avait pas le choix, commissaire… Maintenant Gordo parlera, il parlera maintenant.

–         Mais sa gosse, sa gosse ?

Portelli élève brusquement le ton, puisant l’énergie d’une colère naissante.

–         On devait trouver la gamine, la mettre hors de portée ! Il fallait récupérer ce foutu carnet !

–         Le carnet, ils ne savent même pas qu’il existe, répond le lieutenant sur le même ton.

–         Rolando, ils savent tout, tout ! Ils ont bien trouvé la fille.

–         La gamine, ils ne peuvent plus le tenir avec. Soit on la récupère, soit ils l’ont déjà tué… C’est lui qui l’a fourrée dans cette merde. Lui et ses idées de poète à la con, pas nous ! S’il nous l’avait confié, rien de tout ça ne serait arrivé.

–         On n’a même pas été foutu de le protéger, lui ! rugit Portelli

–         C’est lui le responsable. Il le sait, il parlera ! Par vengeance, il parlera. Il donnera les codes, on déchiffrera le carnet. On aura toutes les adresses, les coffres, les documents. On les fera tous tomber, tous ! Tous ces salauds !

–         Rolando, votre cynisme… fait le commissaire, retrouvant progressivement son calme. Votre détachement… Vous avez un brillant avenir dans l’institution, lieutenant, vous…

–         Commissaire Portelli, interrompt brusquement un gendarme. Commissaire, le bateau s’est échoué.

 

 

 

************************************

 

Jason empoigne la chevelure de la jeune fille et la remonte à la surface. Il a dû lâcher la bouée pour la soutenir  sous les aisselles et  maintenir  sa tête hors de l’eau. Ses cheveux blonds roulent sur son épaule. Elle est inconsciente, les paupières à demi fermées sur le blanc des yeux. Elle respire faiblement.

La berge n’est pas très loin, mais le courant les entraîne, les éloignant rapidement du navire en feu.  La bouée file devant lui, il doit nager énergiquement de son bras libre pour la rattraper. Le corps de la fille entrave le battement de ses jambes. Lorsque enfin, il  peut s’accrocher, il est épuisé. Alors, il se laisse aller au grès du fleuve, à l’écart du bateau en flamme qu’un obstacle immergé retient penché sur un côté, mais loin des canots qui recueillent les naufragés.

Bientôt, il sent le froid l’engourdir et la douleur de sa blessure s’intensifier. L’eau a lavé le sang qui maculait son front, mais un filet rouge s’insinue encore entre ses cils. Il agite les jambes. Peut-être pourra t-il dévier la trajectoire et atteindre la berge ? Mais très vite, il s’épuise et le fleuve les reprend. Alors, il s’abandonne aux caprices des courants, comptant sur la vigilance d’un marinier remontant le fleuve ou sur la mer, si proche, pour les déposer sur une plage.

Il a mal, vraiment mal à la tête.

Soudain, la bouée s’enfonce. Il est tiré vers l’arrière, puis un bras vigoureux se glisse entre sa poitrine et le dos de son amie. C’est le grand type, l’infirme. Il le laisse s’emparer du corps inconscient. Il n’a pas la force de lutter contre la détermination du sourd-muet. Il peut, maintenant, se reposer un instant sur la bouée, et, libre de ses mouvements, nager enfin vers la berge.

Neptune sort du fleuve avec précaution. Il sent les galets glissants sous ses pieds. Il assure chaque pas qui le mène vers la bande de gravier qui s’échappe des joncs. Il porte la gamine  toujours inconsciente entre ses bras, comme il y a deux jours, dans le ruisseau de la rue des Teinturiers. Deux jours, deux ans… Il contemple ce visage endormi, paisible et clair, couronné de blondeur.

Délicatement, il pose la fillette sur un lit de sable. Il s’agenouille au près d’elle et doucement, écarte les mèches mouillées qui encombrent son front d’enfant. Elle ouvre enfin les yeux, les cligne plusieurs fois à cause de la forte lumière. Neptune se déporte légèrement pour les protéger de son ombre.

–         Honhon, c’est toi ?… souffle t-elle avant de s’évanouir à nouveau.

Jason les rejoint. Il trébuche sur les galets, il est exténué. Il se penche sur la jeune fille en s’appuyant sur les épaules du pêcheur.

–         Ça va, elle va bien ?… Elle va bien, hein ?

Puis il se redresse soudain, alerté par le bruit d’un moteur : un hélicoptère fait de larges cercles autour du fleuve. Il court vers la rive.

–         Hé ! Ohé ! Crie t-il en agitant les bras.

Neptune se lève à son tour et voit l’hélicoptère s’éloigner.

–         Ils nous ont vu. Ils vont venir ! ils vont venir…

Le pêcheur  demeure un moment immobile regardant l’engin se perdre en amont, puis il tourne la tête vers l’enfant. Elle parait beaucoup plus grande allongée sur cette bande de sable. Son tee-shirt trempé laisse apparaître les renflements d’une poitrine naissante.

Alors, il se dirige vers le fleuve. Il est entièrement nu, ses longs muscles de nageur roulent sur son dos à chacun de ses pas. Il sent le courant tiède enlacer ses chevilles puis caresser ses hanches l’invitant à plonger.  Il regarde une dernière fois vers la berge. La gamine a repris conscience, faible encore, elle reste assise, maintenue par les bras du garçon. Elle le regarde s’éloigner. Il voit ses lèvres formuler quelques mots et sa main serrer celle de Jason.  Il lui répond d’un large sourire avant de s’abandonner dans le courant.

Neptune aime nager dans le fleuve. Il y retrouve un peu sa rivière d’avant, mais le fleuve est plus chaud et plus salé aussi. Il est si large qu’il n’en voit plus les limites.

 Bientôt, la mer absorbe le fleuve. Le vent pousse le nageur vers le large, creusant les vagues en de petites montagnes mouvantes. Neptune aime se laisser descendre dans leur creux pour gravir de sa brasse une nouvelle paroi liquide jusqu’à la crête écumante. Il voit alors la côte, déjà bien loin. Il devine les hautes dunes et le scintillement du soleil sur les carrosseries des autos.

Plus au large, il y a un voilier qui s’enfonce et s’élève au grès de la houle, et qui semble attendre, toutes  voiles carguées. Peut-être devrait-il l’approcher ou bien rejoindre les plages ? Il éprouve dans ses membres toute la lassitude de cette longue nage, mais la mer est si douce. Il se sent apaisé dans les plis caressants de son ventre ondulant.

Quand la tension distend les humeurs, il ne fait pas bon courir les somnolences.

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Chapitre 31

 

Tu cherches le bonheur et tu découvres les langueurs glauques d’absolu.

 

 

L’arrière du camping-car n’est plus qu’une armature de flammes. Des débris ont été projetés sur le sol et sur les véhicules, fracassant les pare-brises. La nappe d’essence en feu s’insinue sous les voitures léchant les moteurs et les réservoirs. Le vent rabat une fumée acre sur le pont, obscurcissant l’ air devenu irrespirable.

Les passagers évacuent les autos en hurlant, fuyant l’incendie. Ils sont bloqués aux extrémités par les rambardes de sécurité contre les quelles ils se massent jusqu’à s’étouffer.

Le marin qui organisait l’agencement des véhicules, court entre les files de voitures.

– Sortez, restez pas dans les voitures !

Il tape à plat main sur les toits des autos tout en protégeant sa respiration d ‘un amas de kleenex.

–         Sortez ! Allez à bâbord ! À bâbord

Il atteint l’enfilade de cabines tribord. Sous l’escalier menant à la coursive, il repère un long coffre métallique. Il en sort des gilets de sauvetage qu’il brandit puis jette aux passagers.

–         A l’eau ! Tout va péter, sautez, sautez !

Il délaisse les gilets et empoigne un extincteur juste au-dessus du coffre. Mais il n’a pas le temps de faire face au feu, il n’entend même pas la nouvelle explosion : un fragment métallique percute la base de son crâne et le marin s’effondre sur le tas de gilets.

La fine moustache de l’homme au blouson s’agite de tics nerveux. Ses mains se crispent sur la rampe de sécurité de la coursive. La fumée masque une bonne partie du pont. Il voit, entre les volutes, les passagers franchir les rambardes et se jeter à l’eau. Il entends les appels et les cris à travers le ronflement des flammes. Un coup de vent rabat un nuage noir sur son visage. Ses yeux sont irrités. Il tousse. Soudain, il sent une poussée dans son dos. C’est le pilote, il le devine, à travers ses larmes acides, enjamber la rambarde et sauter. Il a pointé son arme sur lui. Il aurait pu le tuer, il en avait le temps…

Le bateau dévie, se rapproche des berges et des hauts fonds.

En amont, l’autre bateau a stoppé. Des canots pneumatiques sont mis à l’eau et les premiers rescapés hissés à leur bord. L’écart grandit rapidement entre les deux navires. D’autre canots, plus larges s’engagent sur le fleuve à partir des berges.

La fumée masque la progression du feu sur le pont. La chaleur est insoutenable, il y aura d’autres explosions.

–         Saute ! Il faut sauter ! crie Jason à la fille.

Les deux jeunes gens sont acculés au plat-bord de poupe. Deux mètres plus bas, l’eau bouillonne contre la coque du navire.

–         Non, non, y a les hélices… Il faut remonter…

–         Mais on peut pas, on peut pas traverser !

Les flammes forment un barrière interdisant toute progression vers l’avant du bateau.

–         Par là haut, dit la fille.

Elle désigne l’étroit escalier métallique permettant l’accès à la coursive par poupe. Elle agrippe la rampe brûlante. Le haut de l’escalier est absorbé par la fumée, elle ne distingue que les marches à la hauteur de son visage. Le bruit des pas de Jason la rassure, il la suit. Elle s’engage sur la coursive. Le vent dégage brusquement les volutes noirs. Il rend visible la cabine de pilotage et  l’homme au blouson qui pointe vers elle son pistolet automatique.

Il est adossé à la cloison de la timonerie, sa cravate colorées flotte à son cou comme un fanion de fête.

–         Non ! Fait Jason.

Il bouscule son amie pour interposer son corps devant l’arme. Puis il avance lentement vers l’homme, tendant ses mains ouvertes.

–         Non, Monsieur, non …Supplie-t-il.

Imperceptiblement les fines moustaches de l’homme s’affaissent sur ses lèvres. Toute détermination disparaît de son regard. Lentement, il baisse son pistolet en secouant négativement la tête dans un long soupir.

Soudant un choc. L’homme heurte violemment la vitre de la cabine.

–         Djèson ! hurle la fille.

Jason n’est plus sur la coursive. Il a basculé par dessus le bastingage. Elle le voit battre des bras l’eau du fleuve contre la coque. Heureusement le moteur à calé.

La fumée absorbe à nouveau l’espace, mais la jeune fille a repéré une bouée accrochée à la cloison de la cabine de pilotage. Elle la décroche en tâtonnant, la serre fortement contre son corps menu et saute par dessus la rambarde.

Le contact brutal avec l’eau lui fait lâcher la bouée. Elle agite ses bras dans les remous. Elle peine à trouver de l’air. Elle n’a jamais su bien nager. Elle n’a pas l’aisance de ce grand type qui pêchait, là bas, dans sa rivière.

– Honhon… souffle t-elle avant de s’enfoncer dans la noirceur du fleuve.

Tu cherches le bonheur et tu découvres les langueurs glauques d’absolu.
Croquis fait pour l’occasion, mais j’ai perdu la main…

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Chapitre 30

 

 

La ride n’est pas la vague. La ligne n’est pas la rigueur

 

 

Des gouttes de sueurs perlent au front de l’homme. L’une d’elle reste accrochée à la fine barrière de ses moustaches. Il l’essuie du dos de sa main libre, puis desserre le nœud de sa cravate bariolée flottant par dessus le col de son blouson.

Il observe méticuleusement les passagers qui se sont groupés au niveau des derniers véhicules pour comprendre la raison des tirs. L’autre homme se relève d’un saut approximatif et récupère son pistolet mitrailleur.

La barge du bac s’éloigne rapidement du ponton.

–         Dans les voitures ! ordonne l’homme à la fine moustache.

 

Il brandit son automatique au dessus de sa tête et fait feu.

–         Dans les voitures, tous ! hurle t-il.

 

Aussitôt, ce sont des cris, des claquements de portières. L’homme repère l’escalier métallique qui mène à la coursive en surplomb du pont. Il aboie quelques consignes à son comparse et se précipite vers l’escalier. Le deuxième homme avance de quelques pas entre les deux files de voitures en armant son pistolet.

–         Foiturrre ! Foiturrre ! crie t-il.

 

L’homme à la fine moustache atteint la cabine de pilotage. Il n’a pas besoin de menacer le pilote. Martial a déjà levé les mains en signe de soumission.

Sur la berge, les forces de l’ordre assistent impuissantes à la fuite du bateau. Il atteindra bientôt le mitant du large fleuve. La route a été dégagée et divers véhicules s’accumulent près du ponton. Une ambulance arrive en trombe et stoppe près du corps de Mathias où s’activent quelques gendarmes.

La coursive permet une vue dégagée de part et d’autre du fleuve. Sur la rive opposée, l’autre bateau du bac est toujours à quai. Dans des circonstances ordinaires, il aurait déjà quitté la berge pour doubler la traversée et libérer l’amarrage. On devine une activité inhabituelle sur cette rive. Des véhicules bleu nuit se mêlent aux autos que des gendarmes évacuent du navire. Des hommes casqués en uniforme noir, envahissent le bâtiment.

L’homme au blouson et à la fine moustache pousse un juron. Il pénètre d’une épaule dans la cabine de pilotage et ordonne :

–         Tourne ! Descend le fleuve !

–         Descendre le fleuve ! Avec ce bateau ! Mais c’est… O k, ok…

 

Le canon de l’automatique braqué sur sa tempe est un argument indiscutable. Martial actionne le gouvernail, mais la manœuvre est brutale. Le bateau tangue déséquilibrant l’homme qui doit s’accrocher au montant de la porte de la cabine.

–         Pas de connerie ! hurle t-il en frappant le pilote de son arme.

 

Le marin s’effondre dans l’angle de l’habitacle en se tenant la mâchoire à deux mains. L’homme le tire à lui par le col de sa veste, le relevant presque.

–         Pas de connerie !

 

Sur le pont, son comparse, bien campé sur ses jambes attend que le bateau se stabilise puis reprend sa marche entre les files de véhicules. Il y a eu des cris et des mouvements de panique lorsque le bateau a viré. Certaines portières se sont ouvertes mais se sont refermées bien vite devant la menaçante détermination du truand.

–         Foiturrre ! Foiturrre !

 

Jason ne le perd pas de vue. L’homme n’est qu’à quelques mètres. En penchant la tête, il peut voir, entre deux pare-chocs, le pan de sa chemise jouer avec le canon de son pistolet mitrailleur. Le garçon desserre l’étreinte de sa main sur la bouche de la gamine. Son cri s’était mêlé à ceux des passagers lorsque le bateau a tangué.

–         Chut ! souffle t’il.

 

La jeune fille a un léger hochement de tête pour signifier qu’elle reprend la maîtrise d’elle-même.

Les deux ados sont accroupis vers l’avant du navire, coincés par la rambarde bâbord et la carrosserie d’un haut véhicule familial. Il n’y a que le conducteur dans le break, mais celui-ci les ignore. Il a condamné les portières et fixe résolument un point incertain au-delà du pare-brise.

A travers les vitres du véhicule, malgré les reflets, la cabine de pilotage est bien visible. Jason distingue l’homme au blouson. Il est adossé au montant de la porte et inspecte méticuleusement le pont. Puis, son regard se porte au-delà de la cime des arbres, vers l’amont du fleuve, attiré par un bruit de moteur grandissant.

L’hélicoptère se porte rapidement à la hauteur du navire. Il se stabilise au dessus du bâtiment l’accompagnant dans sa progression. L’autre bateau du bac vient de quitter son ponton et s’engage lui aussi dans la descente du fleuve.

Soudain, deux coups de feu suivis d’une courte rafale. L’hélicoptère s’écarte aussitôt et prend de l’altitude.

L’homme au blouson garde un instant l’engin dans le viseur de son arme puis crache des ordres à l’homme du pont. Celui-ci enclenche un nouveau chargeur dans la crosse de son arme et entreprend une inspection méthodique des véhicules.

Bientôt, il arrivera au terme de la file, la contournera et découvrira les deux adolescents.

–         Il faut bouger, dit Jason.

 

L’homme est déjà au niveau du gros break. La gamine s’est aplatie sur le métal froid du tablier du pont. Elle voit les baskets sales du truand par-dessous la voiture. L’homme donne de grands coups de poings sur les vitres.

–         Foiturrres ! Foiturrre ! menace t-il dan son vocabulaire limité.

 

Les mains du conducteur tremblent sur le volant. Il comprend ce que l’homme cherche. Il hésite, n’osant regarder le truand qui  le fixe. Puis se décidant, tourne la tête en direction des deux fugitifs.

D’un bon, l’homme escalade le capot du break. Il déboule de l’autre côté de la file, juste pour voir disparaître, quelques mètres plus loin, l’espadrille du garçon sous un camping-car.

La rafale est trop tardive pour être efficace. Elle a été tirée par dépit. Les balles sont perdues. Elle ricochent sur le métal du pont, crèvent un pneu du camping-car et provoquent un nouvelle panique chez les passagers.

–         Foiturrre ! Foiturrre ! Hurle le truand en tirant une nouvelle rafale dans le vide.

 

Soudain des flammes. L’arrière du camping-car s’embrase. Le feu progresse rapidement dans la file de voiture, remontant le ruisseau d’essence qui se déverse d’un réservoir éclaté.

Et puis, c’est l’explosion.

 

 

 

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A l’ouest, Neptune voit distinctement les cabanons de Beauduc. Enfin, peut-être est-ce cela : ces regroupements de baraques et de caravanes disséminées entre les dunes et les marais. Il se rend compte que le site est très étendu et qu’il sera très difficile de trouver le cabanon indiqué par le garçon.

Au sud, il y a la plage et la mer à perte de vue. Il peut évaluer le chemin parcouru et reconstituer ses errances.

A l’est, le fleuve est tout proche. Il suffirait de prolonger  la marche sur la crête de la  montagne de sel, de descendre l’autre versant, pour se retrouver à deux pas des berges. Là, le fleuve est beaucoup plus large que le bras d’eau qui l’a conduit jusqu’au littoral.  Beaucoup plus vaste qu’en amont, comme s’il attendait, aux portes de la mer, l’autorisation de déverser son eau et d’en finir.

Il y a deux navires sur le fleuve. De l’un deux, s’élève une épaisse fumée noire.


La ride n’est pas la vague. La ligne n’est pas la rigueur.

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Chapitre 29

 

 

Ici ou là, la moiteur linéaire signe au bas de la plage.

 

 

 

 

Jason pousse le scooter, il court, puis lâche l’embrayage. Le moteur hoquette et vrombit. Il saute sur la selle et  tourne la poignée des gaz pour brûler le surplus d’essence.

–         Vite, monte ! fait-il à la gamine.

 

La voiture orange s’est engagée trop vite dans le carrefour. Le conducteur a dû freiner brutalement mais n’a pu éviter le panneau indicateur qui s’est incrusté dans le phare. Une rapide marche arrière la remet sur la voie. Elle s’engage à la poursuite des deux adolescents avec le pare-choc tordu qui racle le bitume en gerbes étincelantes.

La route est droite. Au bout, en queue d’une file de voiture à l’arrêt, on devine le camion de chantier. D’autres véhicules viennent à sens inverse. Le fleuve est juste après, encore invisible, en contrebas, derrière un rideau d’arbres.

–         Le bac, souffle Jason. Il faut chopper le bac !

 

La 4L réduit rapidement l’écart qui la sépare du deux roues. Mais le scooter arrive déjà à la hauteur du camion. D’un coup de rein, Jason bascule l’engin sur la gauche au risque de percuter une dernière automobile venant en face. Il se faufile entre la caravane tractée à la suite et l’habitacle du camion. Il ne peut éviter le rétroviseur qu’il percute du haut du crâne. Il n’en ressent aucune douleur. Il voit, au bas d’une courte pente, la large barge qui attend sur le fleuve.

Il n’y a plus d’auto sur la voie de gauche, il peut lâcher son scooter dans la descente qui mène au ponton d’embarquement. Les voitures s’engagent une par une sur la passerelle. La plate-forme du navire est déjà bien encombrée, mais sous les consignes de l’employé du bac, chaque véhicule trouve sa place.

Jason fonce, la fille collée à lui en un même corps. Derrière, il y a un bruit de crissement de pneus et de tôles froissées.

Il croise la douzaine de voitures qui avance lentement vers le bateau, passe de justesse entre la rambarde de la passerelle et un minicar qui embarque, avant de s’arrêter dans un dérapage mal contrôlé à quelque centimètre de la remorque d’un haut camion.

–         Non mais ça va pas ! hurle l’employé du bac accourant vers eux.

 

Un autre marin surgit de derrière la remorque.

–         Fait embarquer Mathias, dit-il. Je me charge de ces petits cons.

 

Puis, prenant à parti les deux adolescents :

–         Oh, les jeunes !

 

Sa colère se heurte au visage livide de Jason et au corps tremblant de la gamine qui lentement lève vers lui des yeux vides d’expression. Le rétroviseur a écorché le cuir chevelu du garçon, un filet de sang coule sur sa tempe.

–         Mais, oh !… Ça va ? Ça va bien, vous allez bien ?

 

Jason ignore l’inquiétude du marin. Il regarde la petite route qui descend jusqu’à la passerelle.  En haut de la pente, le camion de chantier est bloqué par la caravane en travers de la voie. La voiture qui la tractait n’a pu éviter la fourgonnette orange qui s’est déportée sur la gauche dans une tentative de passage. En bas, les derniers véhicules atteignent la passerelle.

–         Qu’est-ce qui se passe là bas ? s’interroge le marin à haute voix.

–         Il faut partir, monsieur, il faut traverser… souffle Jason.

 

La marin n’a que faire du conseil, il rejoint l’arrière du navire où l’employé condamne l’embarquement en fermant la barrière d’accès.

–         T’as vu là bas, Mathias? C’est quoi ?

–         On dirait qu’il se sont rentrés dedans, répond Mathias.

–         Té, t’entends ?… Il y a les flics… Déjà, ça a pas traîné, pour un coup…

 

La vision en contrebas est incomplète. La caravane masque la plus grande partie de la route, mais on perçoit distinctement les sirènes des véhicules des forces de l’ordre et les éclairs bleutés des gyrophares.

–         Oh !  Martial ? Oh ! Tu vois de là haut ?

 

Latéralement au pont, un poste de pilotage surélevé, accessible par un escalier métallique et un longue coursive ouverte, couronne une enfilade d’étroites cabines fermant tout le tribord. Il permet une vue panoptique sur l’ensemble du bâtiment et l’environnement.

Martial, une casquette d’officier de marine fixée au raz des yeux, sort de l’habitacle.

–         Il y a eu un accrochage et y a plein de flics qui s’amènent… Y en a beaucoup, c’est bizarre… Il se passe un truc, on dirait… C’est bon en bas ? … Allez, on décroche !

 

Quelques conducteurs et passagers, sortis sur le pont pour apprécier la traversée, se portent vers l’arrière, intrigués par l’incident.

–         Bon, on décroche, fait le marin. Mathias, les amarres !

 

Mathias saute sur le ponton et s’apprête à détacher le cordage d’amarrage bâbord.

–         Oh ! Qu’est-ce que c’est que ça encore ? fait-il dans un dernier regard vers les lieux de l’accident.

 

Deux hommes dévalent la pente en courant en direction du bateau.

–         On les attend ? demande le marin au pilote.

 

Le pilote hésite. Doublant la visière de sa casquette de la main, il tente de décrypter les évènements. Les hommes sont à mi-pente. En haut de la côte, les gendarmes sont maintenant bien visibles . Ils débordent les véhicules accidentés et se lancent à leur tour dans la descente.

–         Qu’est-ce que c’est que ce bordel ? fait le pilote. Allez, on dégage, on dégage ! Les amarres, Mathias, les amarres !

 

Mathias décroche la fixation bâbord mais il s’effondre en hurlant avant d’atteindre la seconde.

–         Mathias ! Mathias ! crie le marin.

 

Le dernier homme a tiré en courant. Il se retourne et, sans ralentir sa course, fait feu à nouveau sur les poursuivants. Les gendarmes se jettent au sol.

Le pilote se précipite dans la cabine et lance le moteur. La corde d’amarrage se tend. Elle à été attachée avec la négligence d’une formalité. Elle glisse autour de la petite bite métallique du ponton sans vraiment retenir le navire. Le bateau s’écarte du bord.

Le premier homme atteint le ponton. Il franchit les derniers mètres et saute.

 

 

 

                          ***************************************

 

 

 

Ici, rien n’a de sens.

Pas d’aval, pas d’amont, juste le vent du nord qui strie la surface des étangs en fines vaguelettes.

L’eau demeure recluse dans de larges parcelles géométriques. Elle y agonise dans une étrange couleur rose avant de disparaître en de grisâtres nappes craquelées .

Neptune est perdu.

Il a abandonné la plage pour suivre une piste qui l’a conduit vers les terres.  Il marche, maintenant, sur un  chemin  de digue délimitant les bassins de décantation des salins.

Il n’a pas trouvé le bungalow indiqué par Jason. Il l’a certainement dépassé, la nuit aura masqué le site. Le chemin semble conduire vers de gigantesques amas de sel. Du haut de leur cime blanche, il apercevra peut-être la mer, le fleuve et le village de cabanons où l’attend la gamine.

Ici ou là, la moiteur linéaire signe au bas de la plage.

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Chapitre 28

 

Les sous bassement des fleuves édifient des méandres enracinés dans la décrépitude.

 

 

 

La 306 banalisée traverse l’étroit pont de béton.

Il a fallu traîner la masse noire de la bête pour dégager l’accès aux cabanons de Beauduc. Le taureau gît à l’écart de la route, des mouches agglutinées sur les naseaux et sur les yeux.

La voiture zigzague entre les véhicules des nombreuses personnes attirées sur les lieux par les coups de feu, les SMS ou autres tweets. Puis, elle stoppe enfin, à la hauteur d’un fourgon de gendarmerie.

Le commissaire Portelli jaillit de la voiture, le téléphone à l’oreille.

–         Comment ça, rugit-il. Dans trente minutes ! vous vous foutez de moi, une demi-heure pour faire le plein ?

 

Il contourne sans y prêter attention la dépouille du deuxième taureau, on devine l’échine déchiré de l’animal entre les jambes d’une haie de curieux. Il se dirige vers l’ambulance garée devant l’entrée défoncée du bungalow de Jason. Là, des pompiers s’activent autour d’une civière. Une femme en uniforme bleu se détache du groupe. Son chapeau contient mal une longue chevelure serrée en chignon. Une mèche s’évade au vent lorsqu’elle tourne la tête vers le commissaire.

–         Laisser passer le commissaire Portelli, ordonne-elle au gendarme s’interposant devant le nouveau venu.

–         Vous avez fait vite, commissaire.

–         Ah, commandant Billon ?

 

Portelli claque la fermeture de son portable.

–         Les choses se précipitent commandant, je vous l’avais dit… C’est l’homme ?

 

Les pompiers ont chargé un corps sur la civière et s’apprêtent à l’introduire dans le fourgon d’ambulance. Le commissaire écarte l’enveloppe qui dissimule le visage du mort.

–         Oui, je le connais… C’est un des Bulgares, c’est bien eux. Bon sang et les gosses ?

 

A l’écart du cabanon, assis à l’arrière d’un véhicule de gendarmerie, trois adolescents écoutent la voix réconfortante d’un infirmier. Le vent n’est pas suffisamment froid pour justifier la couverture qui les isole, pourtant ils semblent transits, effarés.

–     Choqués bien sûr. Vous voulez leur parler ?

–      Plus tard. D’abord celui qui  a conduit les Bulgares ici. Où est-il votre pizzaîolo ?

–      On le garde à côté, venez.

 

Le commandant dirige Portelli vers le cabanon voisin. Une sorte de terrasse, aménagée d’une table en bois et de fauteuils dépareillés, sert d’antichambre extérieure au bungalow. André, Marius et le cow-boy sont en grande conversation devant les tasses de café fumant que leur propose la maîtresse des lieux. Deux gendarmes s’efforcent d’éloigner voisins et curieux qui interpellent les trois hommes.

–         C’est la fille qu’ils cherchent, n’est-ce pas , commissaire ? Mais que lui veulent-ils à cette gamine ?

 

Portelli marque une hésitation, puis se décide à parler.

–         Son père doit témoigner au procès de la filière bulgare…

–         C’est la fille d’Emilio Gordo ?

–         S’ils lui mettent la main dessus, Gordo ne témoignera pas. Ils ont tenté de le liquider en prison. Ça ne l’a pas dissuadé… Mais, s’ils ont la fille, il ne dira rien… Gordo a trempé dans toutes sortes de magouilles et…

–         Excusez-moi, commissaire, mais n’aurait-il pas fallu mettre cette fille hors d’atteinte ?

 

Portelli considère un instant son interlocutrice. De quoi se mêle t-elle ? Prétend- elle donner des conseils à un commissaire chevronné.  Mais déjà, elle regrette son audace. Elle lui adresse un sourire discret en guise d’excuse. Il poursuit.

–         Nous ne connaissions pas son existence, madame. Et puis, il ne nous a jamais fait confiance pour assurer la protection de sa môme. Il avait  sans doute raison car il a failli le payer cher, lui.

–         En prison ?

–         Oui, il s’en est fallu de peu… C’est après qu’il nous en a parlé. Il l’avait confié à son frère. Pas d’adresse fixe. Il la baladait partout. C’était malin, mais…

 

Le commissaire s’interrompt brusquement : le téléphone.

–         Portelli, fait-il. Vous l’avez ?… Renault orange, oui… C’est ça, c’est eux… Combien êtes-vous là bas, aux Salins,… Quoi, c’est tout ?… Oui je sais, les taureaux…

 

Il fait demi-tour  et d’un signe demande au commandant de le suivre.

–         Non, restez à distance, continue t- il. Trop dangereux !

 

D’un autre signe, il ordonne au chauffeur de la 308  de rejoindre son véhicule.

–         Commandant, fait-il.

 

Mais il doit s’interrompre à nouveau.

–         Non ! Attendez les unités d’intervention… Oui d’Arles… J’arrive.

 

Puis s’adressant finalement à l’officier.

–         On les a vu aux Salins. Pas les gosses, la voiture. J’y serais avant que l’hélico n’arrive.

 

Il jette un regard circulaire sur l’affluence de plus en plus nombreuse de curieux et juste avant de s’introduire dans la voiture, il poursuit :

–         Vous ne serrez pas de trop pour régler ce bordel… Et puis, il faut que vous fouillez la baraque… Il y a un carnet…

–         Un carnet ?

–         Oui, avec des phrases, des poèmes, des conneries… C’est important. Assurez-vous de ça… Maintenant, on va les coincer. Là bas, il n’y a que le fleuve et la mer.

–         Non commissaire, il y a le bac sur le fleuve. Le bac du Bacarin…

 

 

 

                               *************************************

 

 

–         On dirait bien la bagnole à mon père, s’interroge Jason. Mais qu’est-ce qu’il fout ici ?

 

Le camion ralentit soudain puis, sans prévenir s’engage sur une route secondaire à droite.  La route principale est alors dégagée, la 4L se voit parfaitement.

–         C’est pas lui !… C’est pas lui, c’est eux !  Putain, c’est eux !

 

Jason freine brusquement. Il tente de s’engager à la suite du camion, mais il est déjà trop avancé et arrive trop vite. Le scooter dérape sur les gravillons de la chaussée. Il se couche sur le côté, bloqué par les végétaux du talus et un panneau signalant le bac du Bacarin.

Les hautes herbes ont amorti la chute. Les deux adolescents se relèvent rapidement. Une écorchure marque le coude de la fille mais elle ne s’en préoccupe pas. Elle fixe la voiture orange qui accélère en leur direction.

–         Djèson, ils arrivent, ils arrivent !

Jason a redressé son scooter. Il actionne nerveusement la clé du démarreur qui gémit sans parvenir à entraîner le moteur.

Les sous bassement des fleuves édifient des méandres enracinés dans la décrépitude.

 

Publié le

Chapitre 27

 

A la troisième plage, il y avait un monde parfait.

Mais, parfois, il doutait que tout fut bien rangé.

 

 

 

 

La Renault avance assez vite malgré la route défoncée. Le conducteur semble en connaître tous les pièges. Elle stoppe au niveau du pont, à deux pas de l’homme qui  attend, une main passée à l’arrière de son blouson de cuir.

–         Connasse de con ! fait le conducteur en ouvrant la portière.

 

Le passager sort à son tour. Il réajuste son chapeau de cow-boy crasseux et le fixe fortement sur son crâne à cause du vent. De sa main droite, il tient une sorte du fusil doté d’un large canon.

–         Putain, Marius ! fait-il. C’est Tango, t’as vu cette masse !

Marius contourne la voiture et s’approche de la bête morte.

–         Non. C’est pas Tango. C’est l’autre. Celui qui a qu’une oreille… Connasse !

 

Puis, considérant enfin le 4X4  accidenté et l’homme au blouson, il dit :

–         C’est vous qui êtes rentré dedans ?

 

L’homme acquiesce du menton. Derrière lui, les deux autres ont gravi le talus. L’un d’eux s’assoit sur un des rochers qui balisent la route. Il masse sont épaule en grimaçant.

–         Y a pas de blessé ? s’inquiète le cow-boy.

 

L’homme secoue négativement la tête.

–         Putain ! Savez ce que ça coûte, un taureau de combat ? poursuit Marius.

–         Ta gueule ! répond l’homme. Et toi, le cow-boy balance ça !

 Il a sorti son automatique et indique du canon l’eau du fossé.

–         A la flotte ! insiste t-il.

 

Les deux gardians indécis  échangent un bref regard.

–         C’est juste pour endormir, explique Marius. C’est des piqûres hipper… Hippo…

–         Balance !

 

Le cow-boy s’exécute. Le fusil dérange une nuée de moucherons en éclaboussant la berge. Le vent la dissout aussitôt. D’un geste autoritaire l’homme au blouson désigne la Renault à ses complices. Le plus valide s’installe au volant, démarre et s’arrête à pour embarquer son chef. Puis la voiture s’élance, ralentissant à peine pour laisser le blessé se jeter à l’arrière de la fourgonnette.

–         Connasse… souffle Marius

–         Putain, approuve le cow-boy.

 

Ils regardent filer la voiture. La route longe un vaste étang. On peut voir la progression du véhicule grâce au tourbillon de poussière soulevé par les roues. Marius pianote nerveusement les touches de son mobile. Il se trompe et recommence.

–         Gendarmerie… répond enfin le téléphone.

–         Connasse ! hurle Marius.

–         Pardon ? interroge le téléphone.

–         C’est Marius, Marius Gonfaron ! Du mas Gilbert. Je suis à Beauduc. C’’est à cause des taureaux. Putain, il se passe des choses ici, con !

–         Du calme monsieur Gonfaron. Êtes vous blessé ? Allez vous bien ?

–         Ça va, mais c’est la merde ici !

–         Nous sommes au courant, nous avons eu des appels… Ne quittez pas. Je vous mets en contact avec le commissaire Portelli…

 

Là bas, au bout de la digue, la fourgonnette a stoppé, comme si l’on hésitait sur un direction à prendre. Ce n’est qu’un point orange dans le gris des marais. Puis la voiture démarre et le point coloré disparaît des regards.

 

 

 

                             *********************************

 

 

Jason pose le pied sur le bitume de la rue. Sa passagère blottie contre son dos. Le moteur du scooter tourne au ralenti. Les deux adolescents ont laissé le dédale de chemins qui contourne les étangs. Ils sont à l’entrée d’une agglomération de constructions récentes, alignées de par et d’autre d’une large voie rectiligne.

–         Ça va ? fait Jason en tournant légèrement la tête vers son amie. On les a semé.

–         Il faut aller à la police Djèson…

 

La jeune fille étreint de toutes ses forces le torse du garçon. Elle garde les yeux fermés comme pour s’isoler du monde, de la sauvagerie des bêtes, de la brutalité des hommes et de ce paysage dur, usé de vent.

–         La police, insiste t-elle.

–         Oui, la police… Je ne sais pas trop où c’est, ici…

 

Jason cherche un indice parmi les maisons impersonnelles de la longue rue vide.

–         Y a pas un chat… Sont tous en train de bouffer… Si j’avais mon portable… Je suis venu une fois avec mon père… Je crois qu’il y a une gendarmerie sur la route qui va aux salins… On est pas bon là, il faut traverser le quartier.

 

Le scooter bondit. Le bruit strident du moteur joue avec les rafales de vent qui s’engouffrent entre les habitations. Très vite, il débouche sur une voie transversale plus large. Au carrefour, quelques panneaux indiquent diverses directions mais aucun ne mentionne la gendarmerie.

–         C’est la route des salins… Je ne sais pas si c’est à droite ou à gauche… Bon, on verra.

 

Jason lance son engin en direction de la mer. Bientôt les constructions s’espacent, absorbées par les tamaris et les touffes de roseaux, puis se sont les étendues des marais salants. Ils se rapprochent du fleuve révélé sur la gauche par une végétation abondante. Au loin, on devine les uniques montagnes de ce pays plats : les masses blanchâtres d’amas de sel.

Jason ralentit et  pose un pied au sol pour laisser passer un camping-car venant dans l’autre sens.

–         C’est pas là. Je me souviens pas qu’on voyait les salins… C’est de l’autre côté, la gendarmerie.

 

Le scooter lutte, maintenant, contre le vent. Un petit camion de chantier le dépasse lentement. Jason se glisse immédiatement derrière la plate forme chargée de planches et d’outils. Abrité des rafales, l’engin retrouve de la vitesse. La manœuvre est dangereuse mais Jason en est familier. En baissant la tête, sous le plateau, il peut voir une portion de route et limiter les risques.

Justement, un véhicule vient de déboucher au bout de la longue ligne droite. On le distingue très bien à cause de sa couleur : orange.

– Hé, y a mon père, on dirait !… Ça alors, c’est mon père !

A la troisième plage, il y avait un monde parfait.
Mais, parfois, il doutait que tout fut bien rangé.

Publié le

Chapitre 26

 

Le bonheur souffre de surdité,

mais peut-on dire qu’il souffre?

 

 

 

La fillette a saisit le bras du garçon. Elle l’invite à se baisser.

–         Djèson, ils viennent pour moi… C’est moi qu’ils cherchent.

 

Elle est terrifiée. Jason troublé par l’expression de son visage, lentement, s’accroupit à l’arrière des touffes végétales qui couronnent la dune.

–         Mais c’est qui ?… Qu’est-ce qu’ils te veulent ?

–         Je sais pas, je sais pas… Mais ils en ont après moi… Carlos m’a dit de fuir, qu’il faut que j’aille à la police…

–         Carlos ? C’est qui Carlos ?

–         C’est compliqué, je te dirais… mais il faut pas qu’ils m’attrapent…. Il faut aller à la police, Carlos l’a dit…. Djèson, J’ai peur… Je ne comprends rien à ce qui arrive… J’ai terriblement peur.

 

Trois des cinq hommes se dirigent vers le cabanon. Un coup de pied défonce le portillon qui résistait à cause d’un crochet rouillé. Un autre éclate la moustiquaire de l’entrée.

–         Putain !fait Jason

 

Il saisit la main de la gamine.

–         Viens, y a mon scooter. Vite, pendant qu’ils sont dedans. En passant par le côté, les autres nous verront que trop tard.

 

Ils dévalent la dune. La contourne en courant. Le sol absorbe le bruit de leur pas, le vent les enveloppe de sable.

Le dernier individu retient toujours le pizzaïolo adossé au 4X4.  C’est un homme d’une élégance surannée. Une délicate moustache dessine le dessus de ses lèvres et une cravate bariolée flotte au vent par-dessus un blouson du cuir. Il se protège les yeux des grains projetés par les bourrasques. On entend des cris provenant du cabanon. Soudain un garçon jaillit à travers la porte d’entrée et chute violemment sur le seuil. Un homme le suit. Il s’immobilise dans l’encadrement de la porte. Il vient d’apercevoir les deux adolescents.

Le scooter démarre dans un bruit strident. L’homme hurle des mots incompréhensibles vers l’intérieur et court en directions des fuyards. Il a sorti un automatique et le braque sur eux.

C’est alors qu’il voit la bête, mais c’est déjà trop tard.

La corne s’enfonce dans ses tripes. L’homme et projeté par-dessus la clôture jusqu’à l’auvent du cabanon qui s’effondre dans un fatras de cannisses et de bois.

Les deux autres hommes sortent à leur tour. Ils n’ont aucun regard pour celui qui gémit à leurs pieds, contenant mal, entre ses doigts crispés, les choses visqueuses qui pendent de son ventre. Ils fixent avec stupeur le taureau gigantesque qui déjà baisse la tête et charge.

Ils reculent à l’intérieur, cherchant un abri derrière les parois dérisoires du bungalow.

Les restes du portillon volent en éclat sous le poitrail de l’animal. Il emporte dans sa course une traîne de roseaux et de fils de fer arrachés à la clôture.

Soudain un tir, une rafale de coups secs.

La bête se cabre. Elle mugit de douleur et de rage. Elle fait demi-tour, empêtrée dans les vestiges du grillage. Elle trébuche puis se ressaisit. Elle souffle bruyamment une écume rougeâtre. Ses flancs se gonflent et se rétractent au rythme d’une respiration affolée. Deux trous sanglants marquent son échine.

Elle fait face à l’homme resté près du 4X4  qui actionne vainement le mécanisme enrayé de sa mitraillette, puis qui jette son arme dans un juron.

Le taureau s’élance

L’homme attend. Il brandit un pistolet automatique. Il le tient fermement, à deux mains, à bout de bras. Il attend encore et puis tire. Un seul coup.

Le taureau s’écroule.

Son corps emporté par l’élan roule jusqu’au pieds de l’homme. Le sang gicle de sa tête fracassée et éclabousse les mocassins du tireur.

L’homme enjambe en jurant l’énorme tête. Il est pressé car, là bas, à l’autre bout, derrière un dernier cabanon, les deux adolescents s’éloignent. Le scooter  franchit un étroit pont de béton reliant le village à une route de terre par-dessus un large fossé vaseux.

L’homme s’engouffre dans le 4X4 qu’il démarre en trombe. Les roues patinent dans une gerbe de sable. La voiture bondit, puis ralentit pour récupérer les deux autres hommes qui accourent et repart à nouveau pour freiner soudain à une dizaine de mètres du pont.

Le pont est infranchissable.

Dans les volutes de sable que le vent soulève en rafale, on devine la silhouette imposante d’une autre bête. Lorsque le vent s’apaise un instant, le taureau se révèle. Encore plus sombre, encore plus gigantesque, immobile, monumental. Le tressaillement nerveux de son unique oreille est le seul signe de vie. Il attend.

La voiture s’élance. Elle percute l’animal en plein poitrail. La violence du choc dévie la course de l’auto qui bascule dans le fossé. Le moteur s’emballe dans un bruit strident avant de s’arrêter en hoquetant dans une gerbe de vapeur.

Le conducteur s’extirpe péniblement de l’habitacle. Il doit soulever la portière car le 4X4 gît sur le côté. Il escalade le talus et atteint la route de terre. C’est une longue ligne droite construite sur une sorte de large digue isolant les étangs. Elle disparaît à l’est après un virage contournant une haute dune et un amas de végétaux rabougris.

Le scooter est parti de se côté, les traces de ses pneus marquent le sol.

Le pont reste infranchissable. La masse du taureau en interdit toujours l’accès. C’est à peine si le choc l’a repoussé mais il est couché sur le flanc, la tête légèrement redressée, appuyée sur une des cornes. Un œil semble fixer son bourreau, libéré de toute haine et de toute mission.

De rage, l’homme donne une série de coups de pied dans la dépouille. Il s’arrête bientôt, davantage essoufflé que calmé. Un bruit de moteur l’intrigue. Cela devient assourdissant. Un hélicoptère passe au dessus les marais et disparaît vers l’ouest.

A l’ouest, il y a un petit nuage de poussière sur la route. C’est une voiture qui vient. Le vent gène la vision. L’homme protège ses yeux de la main. On la voit mieux maintenant. C’est une vielle Renault, une fourgonnette orange.

Le bonheur souffre de surdité, mais peut-on dire qu’il souffre?

Publié le

Chapitre 25

 

 

La mer,

comme un mensonge fait aux enfants

 

 

–         Commandant Billon ?

–         Lui-même, répondit une voix féminine dans l’écouteur.

–         Ah !… Hum… Excusez mon hésitation, je ne m’attendais pas à ce que le commandant de la gendarmerie des Saintes Maries soit une femme.

 

Le commissaire Portelli attend en vain un commentaire, change son mobile de main, puis reprend.

–         Bien, au fait. Parlez-moi de ce canot.

–         C’est un petit canot de couleur verte. Vert bouteille. En résine de synthèse… Il semble correspondre à la photo du fax et aux descriptions…

–         Vous l’avez repéré ce matin, c’est cela ?

–         C’est cela commissaire.

–         Mais il aurait pu être là avant ? Hier soir ?… On se traîne bon sang ! Doublez ! passez-moi ce camping-car, on fait pas du tourisme Rolando !

–         Ok. Commissaire.

 

Le chauffeur commande la descente de la vitre, extirpe du dessous du siège un petit gyrophare bleu et le fixe d’un geste sûr, au toit de la 308. Une sirène puissante retentit.

–         Pardon Commissaire ? fait la voix féminine.

–         Je disais : était-il là, hier soir, ce canot ?

–         Je ne sais pas Commissaire. C’est possible. Nous enquêtons. Nous avons été alerté assez tard et il y a peu d’hommes disponibles en ce moment. Il y a les taureaux…

–         Ah oui, ces fameux taureaux… Rolando, bon sang ! coupez-moi cette foutue sirène !

 

Rolando s’exécute. Aussitôt le soulagement. Juste le ronronnement du diesel.

–         Pardon ? fait la voix féminine.

–         Laissez tomber les taureaux… Il me faut tout votre monde !

–         J’imagine que tout cela est en rapport avec la tuerie de la péniche…

–         Oui, la péniche… Mais je crains que ce qui s’est passé hier ne se reproduise. Ce n’est pas fini, Commandant… Avez-vous entendu parler d’Emilio Gordo ?

–         Paris n‘est pas si loin, Commissaire. Emilio Gordo, dit «  le poète ». C’est le truand repenti qui doit témoigner au procès de la filière bulgare…

–         Tout à fait, Commandant. Je serais au  Saintes  sous peu. Je vous en dirais plus… Vous couvrez les  Salins de Girault  aussi, je crois ?

–         Non, il y a une gendarmerie au Salins.

–         Ah. Bien, je vous retrouve directement sur les lieux pour identifier la barque. J’ai noté : « camping des flots bleus »

–         C’est cela, Commissaire Portelli.

 

 

 

                      ***********************************************

 

 

–         Hé, Djèson ! Tu prends le soleil ou tu prends le vent ?

–         Salut, toi ! Déjà debout ? Allez, monte ici, tu vas voir la mer comme elle bouge. Allez viens

 

La gamine cligne les yeux au soleil de midi. Elle escalade la dune, trébuchant sur le sable meuble. La dune est assez haute. Elle surplombe le cabanon de Jason dont les tôles du toit frémissent sous le vent. Elle domine ce village insolite de bungalows bricolés, construits à partir de vieilles caravanes ou de carcasses d’autocar,  ceints pour la plupart de clôture de cannisse ou de palette de chantier, formant de petits jardins agrémentés de quelques fleurs. Les cabanons de Beauduc rivalisent en fantaisie architecturale vernaculaire et en ingéniosité dans l’assemblage. Celui de Jason partage en tous points les conventions de ce cahier des charges anarchiques.

Au cours de son ascension, la fillette aperçoit d’autres baraques regroupées en quartier, plus loin vers les terres, entre des nappes de marécage, enfouies entre les dunes et les tamaris. Elle comprend alors, pourquoi Neptune tarde tant à la rejoindre. Tant pis pour le pêcheur. Maintenant, elle a Jason. Il est sympa Jason.

–         Regarde plutôt la mer. C’est mieux que les baraques, insiste le garçon en s’asseyant entre deux gerbes de hautes tiges.

 

La fille le rejoint et s’assoit à ses côtés.

–         Tu vois les vagues comme elles roulent, comme elles gonflent, continue le garçon. C’est le vent. Il les creuse et il fait de l’écume au bout, comme de la dentelle.

 

Ils se perdent un instant dans la contemplation de la mer.

–         Et puis là bas, y a notre feu, remarque la fille. Y a une voiture qui a roulé dans les cendres. Ça fait un dessin sur la plage… C’était bien hier soir…

–         Ouai, c’était bien…

–         Dis Djèson, pourquoi il faut dire « Djèson » ? Ton père, il est américain ?

–         Non, mon père… Il y avait un film à la télé ou une série… Toutes façon, mon père, c’est un con… Et puis Djèson, ça fait moins tarte.

–         Moi, mon père, il m’a raconté l’histoire de Jason. Mon père, c’est un poète, tu sais. Il me racontait souvent des histoires, avant… Jason, c’était un marin, un guerrier autrefois, dans la Grèce antique. Il a eu un tas d’aventure. Il est parti sur un bateau pour trouver la toison d’or d’un bélier sacré.

–         Et il l’a trouvé ?

–         Oui, bien sûr. Mais après, ça s’est compliqué et mon père n’a jamais voulu me dire la suite.

–         Moi aussi, je l’ai trouvée, la toison d’or, s’amuse Jason en passant une main dans les cheveux de la fille.

–         Hi, hi, hi, fait-elle complice.

 

Puis soudain, elle se dresse d’un bon et tend un doigt vers les marais à l’arrière des dunes.

–         Qu’est-ce que c’est ? Ça là bas, tu vois ?

 

Jason se lève à son tour. Il plisse les paupières parce qu’une rafale de vent rabat des grains de sable sur son visage.

–         On dirait… On dirait des taureaux…

–         Des taureaux… Oui, j’en ai vu un, hier. Énorme !

–         C’est les taureaux en vadrouille. Tu sais, ceux qui se sont échappé, qu’on cherche partout. Mon père les cherche…

–         C’est un cow-boy ton père ?

–         Tu parles ! Il travaille à la manade Gilbert. Les taureaux, y a que ça qui l’excite. Les taureaux et le pastis. Il m’en veut parce que moi, je m’en fous de tout ça.

–         On les voit plus, maintenant… C’était peut-être pas des taureaux après tout.

–         Ouai et ben, si c’était des taureaux, mon vieux, il doit pas être loin. On va réveiller les autres et ranger tout le bordel et… Mais qu’est-ce que c’est, ça encore ?

 

Un gros 4×4 arrive en trombe sur la plage. Il traverse, dans une gerbe d’eau, un étroit bras de mer s’avançant jusqu’aux premières dunes et s’arrête en dérapant sur le sable à quelques mètre du cabanon de Jason.

Quatre individus en sortent aussitôt. Un autre est expulsé du véhicule sans ménagement, tiré par le col de sa chemise. Il pointe un doigt hésitant vers la baraque du garçon.

–         Mais c’est Dédé !… Mais qu’est-ce qu’il veut ? fait Jason.

 

La mer, comme un mensonge fait aux enfants.

Publié le

Chapitre 23

 

Je sus qu’il ne me restait que peu de temps,

mon impérieux désir de protection trouva la faille.

 

 

 

–  Oh, c’est Djèson ?…  Ah, la, la… Comment qu’il me parle celui-là ! On dirait son père. D’ailleurs, il était là à l’instant.

–  Ouai, j’ai vu sa bagnole… Mais pour mon père, je sais pas si c’est un compliment.

 

 

Le pizzaïolo a un petit rire ambigu et ramasse les quinze euros restés sur le comptoir.

– Garde tes sous Djèson. J’ai jamais refusé la pizza à qui avait faim, tu me connais… je me paie en taquineries.

 

Puis, il s’empare d’une boule de pâte qu’il malaxe avant d’étaler sur le plan de travail derrière lui.  A la radio, Joe Dassin chante les Champs Elysées.

– Le monde est petit, on dirait, fait Jason à la fillette.

 

Le halo lumineux diffusé par l’éclairage du fourgon dessine maintenant une sorte de petit cirque de clarté dans le sombre de la nuit. Le garçon s’est rapproché. La lumière durcit ses traits, efface les poils naissant au dessus de ses lèvres et renforce le contraste marqué entre les boucles noires de ses cheveux et la blancheur de son sourire. Elle isole les deux jeunes gens du pêcheur resté dans la pénombre.

– Jas… Djèson, répond le fillette décontenancée.

– T’as laissé ta belle maison au bord de l’eau ?

– Heu… C’était pas ma maison, c’était pour joue… C’était comme ça.

 

Le pizzaïolo enfourne la pizza avec sa longue pelle, il les interrompt :

– Alors, t’as fini ton stage à l’O.N.F. Djèson ?

– Presque, encore une semaine.

 

Dédé se penche sur le manche de sa pelle. Il donne de petits coups en cherchant dans le four la situation idéale pour la pizza.

– C’est bien. Ça te plait ?

– Bah !… C’est un stage…

– Au moins, tu vois ce que c’est.

 

Puis il se retourne pour préparer une nouvelle pâte en accompagnant Joe Dassin sur les Champs Elysées.

– T’habites ici, alors ? reprend Jason.

– Non… Je suis en vacances.

– En vacances ? Y a des  vacances, en ce moment ?

– Non, mais… C’est un peu compliqué… Pour moi, c’est les vacances.

 

La fillette cherche du regard le soutien de Neptune.

– T’es avec ce type là ? Souffle Jason, percevant le regard.

– Heu… Non… Enfin oui, mais…

– Tu m’as l’air d’une drôle de fille toi, dis donc.

 

Le pizzaïolo sort la pizza fumante du four et la dépose dans la boîte qu’il vient d’ouvrir sur le comptoir.

– Je vous la coupe , mademoiselle ?

– Heu, oui… En … En deux, non en trois. T’en prends un morceau, Djèson ?

– Ha, vous vous connaissez alors ?… Comme d’hab’, Djèson ? Une blanche, je te fais ?

– Oui Dédé, une blanche. Tu la mets sur le compte du mon père.

– Pas de soucis, fait le pizzaïolo en enfournant la seconde pizza.

 

Neptune saisit la part que lui propose la gamine. Il s’est avancé vers la fillette, mais sitôt sa portion attribuée, la jeune fille se détourne de lui.

– Et toi, t’habites ici ? demande t-elle à Jason.

– Oui, enfin presque… Mon père, il a un cabanon à Beauduc, là, juste à côté… Et comme il est très occupé avec cette histoire de taureaux, il me le laisse pour le week-end.

– Ça a l’air compliqué pour toi aussi, hein ?

– Oui, un peu… Dis, si tu veux, ce soir, on fait une fête chez mon père. Si tu veux venir.

– Ben, je sais pas…

 

La fille hésite, elle guette  l’assentiment  du pêcheur.

– Vous voulez bien, Monsieur ? insiste Jason en suivant son regard.

– Il te répondra pas. Il est sourd. Sourd et muet.

 

Puis, elle baisse la voix et poursuit sur un ton de confidence.

– Je fais ce que je veux. Il est rien pour moi.

– Ah, je croyais que… répond Jason sur le même ton.

– Non, ça fait pas longtemps que je le connais en fait…

– Ah bon… Tu viens alors !… Tu verras, on va se marrer.

– C’est loin ?

– Pas trop. J’ai mon scoot’.

– En trois, la deuxième ? interrompt Dédé

 

Mais avant que la roulette du pizzaïolo découpe la pâte, Jason intervient.

– Attends Dédé, ça va aller…

 

Puis s’adressant à la fille :

– Et si on se la mangeait au cabanon ?

– Là, maintenant, chez toi ? s’inquiète t-elle.

– Oui. Allez viens. On préparera tout pour la fête… Si ça se trouve, mes potes y sont déjà.

 

Il referme la boîte contenant la pizza puis saisit la main de la jeune fille pour l’inviter à le suivre.

– Ecoute, Djèson… La fête, je sais pas…

– Mais quoi ?… T’es en vacance, non ?… T’en fais pas, on est pas très nombreux. On fera un feu sur la plage et il y a des filles aussi, et puis… C’est mon anniv’. J’ai eu seize ans cette semaine.

 

Elle fait un pas, puis s’arrête. Elle hésite mais ne tente rien pour dégager sa main.

– T’as jamais fait de fête, je parie, fait Jason avec un petit sourire moqueur.

– Peuh ! Si bien sûr, quand même ! répond-elle en se décidant alors.

 

Mais la décision n’est pas franche. Du coin de l’œil, elle guette l’attitude du pêcheur qui l’observe à l’écart. Peut-être que, finalement, elle s’est attachée à lui.

– Hon ! Hon ! proteste t-il lorsqu’elle s’éloigne.

 

Ou redoute t-elle de suivre seule ce garçon inconnu.

– Allez… Ce n’est rien, dit-elle au muet. C’est juste une fête.

– Bon intervient Jason. Il n’a qu’à venir. Après tout, il a l’air sympa… Je vais lui faire un plan et il nous rejoindra.

 – Cool ! tu verras, il est rigolo.

 –  Ouai, commente t-il en fouillant ses poches. T’as pas un crayon, pour le plan ?

 

La jeune fille tend le petit carnet.

– J’ai que ça… Ça va ?

– Impec !

Jason s’approche de Neptune. Il ouvre le carnet et tourne quelques pages.

– Y a plein de trucs écris, ça fait rien ?

– Non, non, c’est pas grave.

 

Puis trouvant une page vierge, il griffonne un croquis sous les yeux du muet à grand renfort de gestuelle explicative.

– Tu vois, on est ici. Ça, c’est « Les Saintes ». La ville que tu vois les lumières là bas… Après, y a la digue à la mer, c’est ça… Mais le mieux : tu suis la plage. Toujours, toujours… Puis, tu verras, y a des cabanons, des caravanes. C’est pas compliqué, tu peux pas rater… je t’écris le nom là… Nous on s’avance, tu comprends ? Tu nous rejoints à pied…

 

Il mime avec deux doigts les jambes d’un marcheur.

– Tu comprends ? insiste t-il en glissant le carnet dans les mains du pêcheur.

 

Puis, il s’adresse au pizzaïolo qui extrait la dernière pizza du four.

– Dédé, la blanche, c’est pour lui. Nous, on y va.

 

 

 

 

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Même en pleine saison, il est rare d’avoir des clients à cette heure de la matinée. Alors, en automne, ouvrir le fourgon à pizza tient davantage de l’habitude que d’un sens commercial aigu. Mais Dédé aime prendre son temps pour chauffer le four, préparer les pâtes et écouter sur les ondes, les dernières péripéties de la chasse aux taureaux évadés. Pour l’heure, on ne parle que du procès imminent d’un parrain mafieux que le témoignage capital d’un truand repenti devrait confondre.

Il ne voit pas venir l’homme à son comptoir et sa question polie le fait sursauter.

– Excusez moi, Monsieur, fait l’homme en présentant une photo. Cette jeune fille, l’auriez vous vue dernièrement ?