Archives mensuelles : février 2016

 

RING

 

DEUXIÈME ROUND

Précisons le décors :

C’est la cité. La partie la plus centrale de la ville. La plus ancienne aussi. Celle qui se trouve ceinte d’une antique muraille l’isolant des quartiers plus récents dont les hauts immeubles s’élèvent d’autant plus haut qu’ils s’éloignent du centre pour s’affaisser ensuite, en s’essaimant, dans les zones péri-urbaine. Le large fleuve qui borde l’agglomération au nord-ouest, limite la cité à ses vestiges fortifiés, acculant l’ancienne ville à l’intérieur d’une sorte d’amphithéâtre dont le front de scène serait les hautes collines de la rive droite du fleuve.
Au sud, une large faille dans la muraille ouvre la ville sur une longue artère conduisant à une succession de places s’étageant jusqu’au pied d’un massif rocheux où des bâtiments nouveaux et coûteux semblent surgir de ruines d’édifices d’autres temps.
Une foule bigarrée et bruyante, contenue par des barrières de sécurité, se presse de par et d’autre de l’avenue. Elle envahit les balcons, se serre aux fenêtres des immeubles et s’entasse sur les gradins métalliques montés au abord des deux places et sur le pourtour de la muraille. Multitude, effervescence, couleurs vives des costumes, des banderoles, des annonces qui défilent sur les écrans lumineux, tonitruances des chants, des rires, des cris et des musiques confuses des les hauts-parleurs.
C’est la trentième course du Ring de la troisième ère.

… Et continuons l’histoire:

Quelques croquis pour prolonger...

Quelques croquis pour prolonger car c’est un peu court non?

TROIS

 

 

 
– On s’emballe pas au début… Je donne le rythme, basez-vous sur mes pas.

Plus aucune interférence ne brouille le message d’Akkkil. Il y a eu les piétinements inévitables après le signal du départ, mais maintenant, son pas sonne distinctement sur l’agrégat de la piste… Devant, les Néos sont se lancés. Ils ont déjà creusé la distance.

– Akkkil au Défenseur : Ils en sont où derrière ?
– Je ne les ai pas en visuel ? Pas encore…
– Oc, On maintient l’allure, on laisse venir… On va voir où en est leur cohésion.

Une respiration réglée sur la course accompagne les phrases du Finisseur. Trois pas d’expiration, deux pas d’inspiration… Une machine…

– Akkkil au Rapporteur : ça donne quoi ?
– Ça se rapproche à l’arrière, ça s’éloigne devant, répond la voix grésillante de Pâkis
– Tu sera en contact permanent ?
– Non, je… Une quinte de toux interrompt le message. Je… Il y aura des coupures, des brouillages. On se la fait dans les règles de l’art. C’est les Chronos qui gèrent…
– Le brouillage… Les Indés… Comme si on y était. La totale…. Où es-tu posté, Pâkis ?
– Tribune sud, brassard jaune. J’ai un bon visuel sur le premier tiers de boucle. Après c’est compliqué…
– Ça suffira pour les dégager…

Pâkis se distingue bien dans la tribune quasi déserte… Il y a un enfant assis à côté… Une fille, on dirait… Certainement Komer, la fille d’Akkkil. Elle l’accompagne maintenant… Partout…. Même ici, une fille !… Privilège d’un triple K… Les autres rapporteurs informent leur Trium par des gesticulations comiques. Pourtant rien n’est encore brouillé… Répétitions… Apprentissage des codes…
Une nouvelle toux rauque dans les écouteurs :

– Ça serre à l’arrière, une dizaine de foulée.
– Tu les vois, Kulys ? Demande Akkkil.
– Je vois et j’entends.
– Bon, laisse venir… Maintiens la distance de sécurité jusqu’à la prochaine tour…Dès qu’on est dedans, t’accélères… Il te suivra… Avant que les autres réagissent, on aura fait gicler leur voltigeur… On se règle sur toi.
– Oc, tactique classique…
– Tactique du gicle-Néo !Ah ! Ah!…

Rire et courir… Ce n’est pas incompatible pour d’Akkkil… Lent, vieux, rustique… Pas de consigne pour moi… Il sait que je sais… Après la tour, il y aura la piste bien droite, sur la courtine… Je me décalerai pour que le Néo me voit devant… Et pense que le notre Trium maintient la formation… Le Défenseur s’alignera juste derrière le Finisseur… Le masquera de son large protect… Se laissera approcher… Jusqu’à ce qu’il se décale soudain… Et que le Néo s’empale sur le poing du Finisseur qui l’attend, immobile… Hors de portée des deux autres trop éloignés pour agir….
On fait ça à chaque début de saison… A tous les Néos… Moi aussi, j’y ai eu droit… Mais avec moi, ça s’est pas passé pareil… Alors, ils ont su ce que je valais… Et je suis Voltigeur du Trium Premier…
Je passe les murs de la tour. C’est un espace ouvert, à peine plus large que le chemin de ronde. Aucun surprise à attendre ici… J’entends la foulée d’Akkkil… Plus forte, plus proche… J’accélère… Tout se passera dans mon dos et dans mes oreilles.

– Alignement ! Ordonne Akkkil au Défenseur.

J’accélère un peu et me déporte pour rester bien visible. Puis : juste la respiration et le battement des pas…

– Prêt ? Écart !

Le bruit de l’impact, le cri de douleur, de surprise… Je risque un regard à l’arrière. Le Néo a roulé au pied du mur… Il se relève déjà… Le choc à été violent mais sans danger, Akkkil à visé le plastron… Ce n’est qu’un exercice.
A nouveau, son souffle puissant et régulier dans les écouteurs.

– En avant maintenant, rugit Akkkil. Poursuite ! Poursuite ! Je donne le rythme !

Je vois l’autre Trium devant… Il nous a pris quelques longueurs mais semble ralentir… Ils ont compris qu’ils étaient partis trop vite… Trop loin pour voir le combat mais leur rapporteur les aura informé.
Nos pas martèlent l’agrégat de la piste… La foulée est plus longue, plus rapide… Akkkil accélère encore… encore… Là bas, ils arrivent en bout de la courtine, ils vont passer l’autre tour… Mais ça hésite… Ça s’arrête presque… Ça nous regarde… Sûr, on leur fait le spectacle, la leçon… La cohésion, Néos, la cohésion !… Admirez ! Droite, gauche, droite, gauche … Gauche !… Gauche !… Ensemble, un même pas… Un même son… Un même accord ! Une machine…
Mais le vieux ne tiendra pas longtemps l’allure…
Ils repartent… Ça panique… Leur voltigeur creuse un écart invraisemblable… Cohésion, Néos ! Cohésion ! Je vais vous dégager les uns après les autres…
– Pâkis, les Indés ? S’inquiète Akkkil.
– Toujours pas… Rien… Mauvais visuel… Il y a des pans de mur, des renfoncements au niveau de la prochaine tour… et après la tour de la poterne 4, je ne vois plus la piste…
– On les aura avant… Ektor, lance-toi, on suit… Fait le ménage !

S’élancer vraiment, jaillir… Mais tout ce poids sur le corps. Ce carcans… Te souviens-tu Pâkis : nos courses au bord des falaises, le soleil sur nos muscles luisants, le vent !.. Le vent à plein poumon… Que reste t-il de tes poumons, mon ami ?… Je passe la première tour signalée par le Rapporteur. Personne… Les trois sont devant… C’est maintenant une longue courtine jusqu’à la poterne 4… Ils sont désunis. Je serais vite sur eux… Gauche, gauche. Mon pas sonne. Écoutez Néos, écoutez cette musique!…
Le Défenseur n’est plus qu’à quelques foulée… Quelques coudées… A portée…  Il m’a entendu, il m’a vu… Il ne se retourne pas. Il refuse le combat, continue à courir à son rythme de cloporte… C’est d’ailleurs à ça qu’il ressemble. Ce nouveau protect à larges lamelles intègre le casque même… Carapace d’insecte. Cloporte, ça leur restera… Il me barre le passage. Trop risqué de le déborder : un coup d’épaule et je gicle… Insaisissable, mes coups glissent sur son armure, à peine redouble t-il son pas pour garder l’équilibre… Mais je connais ton jeu, cloporte ! Tu attends que je frappe vraiment : le coup décisif… A deux poings, comme ça, Han ! Ça t’a secoué là !… Ça te plairait que je recommence hein ?… Je feinte un nouveau coup, le Défenseur s’écarte d’un rapide pivot. Je bascule vers l’avant, me baisse pour éviter le coup attendu, et retrouve l’équilibre. Le Néo me présente maintenant sa face. Les protects de Défenseur sont très légers devant, une plaque sur l’abdomen et encore. Les nouveaux respectent la norme. Je mime un coup dans le plexus. Je le touche à peine, ça suffit.

– Et, voilà t’es mort, Néo, sur le Ring, t’es mort. Maintenant dégage.

Mais le Défenseur ne réagit pas. Surpris, déçu, humilié ? Le casque masque entièrement son visage. Je ne vois rien d’humain chez lui. Ce pourrait être une machine, un robot….
L’écouteur crache soudain la voix de Pâkis :

– Un Indé, un Indé derrière vous… Un rapide, il gagne, il…

Un grésillement continu prolonge sa phrase.

– Pâkis, Pâkis ! hurle Akkkil. Fucklé ! Brouillé… Un Indé ! D’où il sort ?

Puis :

– Qu’est-ce que tu fous, Ektor, j’arrive sur toi, dégage-le !

Un coup d’épaule libère définitivement le passage. Pas le temps de si voir ce cloporte se met en boule pour amortir sa chute. Je cours. J’entends déjà la foulée d’Akkkil. Là bas, sur les gradins, Pâkis agite frénétiquement mains et bras. Que dit-il ? Je vois mal ses signaux…
Akkkil, lui, les comprend:

– Kulys, l’Indé va être sur toi, derrière. Retarde-le et fait-le gicler si tu peux. Je rejoins Ektor. Il y a…

C’est, maintenant, un bruit strident dans les écouteurs.Intolérable.
Déconnecter, déconnecter ! Impossible : rien ne fonctionne. Courir, continuer à courir. Devant, les deux du Trium arrivent à la tour de la poterne 4. Ce bruit ! C’est une douleur ! J’arrache mon casque. Le Néo-Finisseur grimpe les marches qui conduisent à l’entrée de la tour. Il sera bientôt hors de prise. Pas le choix : le casque dans ses jambes… Beau tir. Il s’écroule sur les degrés. Je suis sur lui. Je le gicle.

– Stop, stop ! Crie t-il en levant les mains. C’est bon, je suis hors jeu, je me range.
– Oc, dégage-toi !

J’enjambe son corps qui docilement se retire. En haut des marches, je passe la poterne et pénètre dans le sombre réduit de la tour. Le dernier Néo passe la porte opposée. En trois foulée, je le rejoins. Il hésite, se retourne presque. Doit-il essayer de me distancer ou bien faire face et combattre ?… Tu es une bête Néo. Ne l’as-tu pas compris ? Libère l’instinct, libère le corps. Si tu réfléchis, tu es mort… Mais c’est trop tard pour toi : feinte de coup au visage, fauchage de la jambe d’appuis, contact de l’épaule et dégagement.
Je m’attarde un instant à le regarder se ramasser quelques coudées plus bas et lui fait un signe narquois de la main. Exercice terminé… Akkkil va me rejoindre. Déjà son pas cogne dur sur les marches et je vois sa tête apparaître en bas de l’ouverture.

– A kkkil ! Akkkil ! L’Indé ! L’indé !

Je viens juste de l’apercevoir, plaqué contre la paroi, en embuscade. Le voltigeur s’est sacrifié. Il m’a attiré et piégé comme un Néo. J’enrage de ma négligence. Je hurle, gesticule. Je ne peux pas revenir, aucun retour n’est autorisé sur le Ring, un pas en arrière et on t’éjecte.

– L’Indé ! Fucklé, Akkkil !

Nous nous sommes trop étirés. Nous avons perdu la cohésion, mais Akkkil s’en sortira, il en a vu d’autre. Pourtant : un cri de douleur. La tête d’Akkkil semble rouler sur le côté, j’entends le bruit mat de la chute de son corps au bas de la tour.
Je saute du mur et contourne la tour. Akkkil gît au pied de la courtine. Il semble sonné. Le mur est plus haut à cet endroit à cause des marches qui conduisent à la poterne. Lui aussi a ôté son casque et un filet sanglant macule sa tempe droite. Mauvaise chute. Ses lunettes ont glissé dévoilant un regard vide. C’est vrai qu’il y a du jaune au fond de ses pupilles.
Je lui tapote les joues devenues très pales.

– Akkkil… Ho ! Akkkil…

Il revient à lui, le jaune de ses yeux s’estompe, passe au vert, presque au bleu.

– Fucklé, Ektor, qu’est-ce qui s’est passé ?
– Je t’ai dégagé Akkkil… Tout simplement, répond une voix au dessus de nous.

L’indé se tient sur la dernière marche d’accès à la poterne, appuyé négligemment au montant de l’ouverture.

– J’ai giclé Akkkil, Akkkil le triple K !… C’est tout.

J’exulte :

– T’as rien dégagé, j’étais là, j’ai vu ! C’est l’autre là… C’est toi derrière! T’étais hors jeu… Fucklé ! Hors jeu !

Le Néo-Finisseur est assis sur la première marche, un sourire ambigu aux lèvres. Il se tait. Kulys est là aussi, debout, non loin des deux autres, il tient son casque sous le bras. Le bruit, ce foutu bruit…

– Kulys, t’étais juste derrière, qu’est-ce qui s’est passé ?

Kulyss désigne d’un mouvement de tête le dernier Néo qui nous rejoint au bas du mur.

– J’avais celui-là dans les pattes… J’ai rien vu.

Je me demande d’où vient ma rage ? De la posture vaniteuse de l’indé, du neutre détachement de Kulys, des mensonges, d’une trahison forcement un trahison : on ne dégage pas comme ça le Trium Premier. Kulys soutient mon regard, impassible. Mais je sens ma colère s’estomper. Après tout, Akkkil est peut-être définitivement trop âgé, usé. Peut-être que la pénombre de la poterne a masqué une manœuvre, un mouvement. Qu’ils l’ont effectivement éjecté, le vieux… Va savoir… Le destin. Peut-être que mon tour est venu… Enfin.
Akkkil met un terme à ma réflexion et à mon reste de colère.

– On s’en fout, Ektor… J’ai mal à la cheville, un mal de chien. Aide- moi à me lever, il faut que je vois si ça tient.

Je passe un bras sous son aisselle et le tire à moi. Un cri de douleur. Je sens son corps qui s’affaisse d’un coup et je m’effondre avec lui. Sa tête roule contre mon plastron. Son souffle est court et bruyant. Il bat fébrilement des paupières et son regard se perd derrière mon épaule. La bas, sortant du tunnel de la piste d’entraînement, se découpe la silhouette caractéristique de Pâkis ployé sur ses poumons ravagés. Devant lui, la jeune fille. Elle court vers nous.

– Komer, gémit Akkkil. Oh, Komer…

DEUX

 

 

 

– Qu ‘est-ce que tu as là ?

Akkkil désigne mon visage de l’index. Il n’a pas de gant. Comme moi, il préfère avoir les mains nues, libres. Même si les gants de protection sont parfaitement étudiés, rien ne vaut le contact direct des doigts sur les digitals du protect.
Akkkil s’est accroupi en limite du parapet qui supporte la piste d’entraînement, aussi bas que lui permettent les articulations de son protect. La tête du Chronosmaster ne dépasse pas ses genoux. Il affectionne particulièrement ces rapports de domination. Il peut se le permettre : c’est Akkkil. Il pourrait s’asseoir sur le bord de la piste et laisser ses jambes se détendre dans le vide. Après tout, nous avons couru une longue boucle. Mais, c’est ainsi qu’il affirme son inébranlable vigueur, malgré les blessures, malgré le temps, comme si il pouvait à tout instant reprendre la course à la demande du Master. Akkkil connaît les codes. Il sait en jouer, c’est sa force, c’est pour ça qu’il est là… Toujours là.
Le Défenseur, lui, a sauté au sol. Il s’appuie négligemment contre le mur où se déploie la piste d’exercice. Kulys, lui aussi, connaît bien le langage des comportements. C’est un malin, je m’en méfie. L’apparente désinvolture de sa posture n’est qu’une manœuvre pour se situer à la hauteur du Chronos, qui est plutôt petit pour un ancienne gloire du Ring. On ne domine pas un Chronosmaster.
Les Néos apprennent les règles et, s’ils ne sont pas trop idiots, comprennent les codes, ceux qui ne sont pas écrits, ni formulés mais qu’il faut sentir. Il faut des règles pour que tout tourne rond, c’est normal sinon c’est l’anarchie. Même les bêtes sauvages ont leurs lois. Il y a de la bête en nous, on se soumet à la hiérarchie de la meute sinon on gicle. Moi, je veux rester dans les lignes, sur la voie et avancer, courir, montrer ce que je vaux. C’est comme ça que ça fonctionne. Après ils plieront, ils courberont l’échine, je dicterai les codes… Je me demande si Pâkis avait bien intégré tout ça. Peut-être était-il trop fier pour s’y plier. Il pensait que son talent suffirait… Son talent… Oui, ça a joué au début. Avant qu’il comprenne qu’on ne triche pas avec la poussière. Tôt ou tard elle se réveille, ronge l’intérieur comme un crabe…Ils l’on écarté aussitôt qu’ils ont su. Aussitôt. Et maintenant les codes, il les connaît, sûr, il a intérêt.

– C’est du sang ? Interroge le Chronosmaster

J’ai dû me barbouiller le visage en crachant le caillot.

– Mon masque s’est dé-clipsé dans le nuage. Je l’ai replacé mais c’était plus ça… L’étanchéité, c’était plus ça…

Je prends appuis d’une main sur bord du parapet et saute aussi lestement que le permet mon protect sur le sol du stadium. L’œil du borgne examine mon visage maculé.

– T’en as respiré ?
– Non, Je ne crois pas. J’ai couru en apnée. Enfin presque…

Il manipule négligemment mon masque qui pend sur le plastron du protect.

– Peut-être un problème de ventouse. Un défaut de compression. Ça peut arriver, il fait chaud…

Puis, me fixant à nouveau, il lâche :

– Tu viens des zones périphériques sud, c’est ça ?
– Oui, Master, sud-est.
– La poussière, vous connaissez, je crois, ceux du sud-est ?…

Rien à répondre, juste un semblant de sourire crispé. Je n’aime pas les façons du Master, cette jouissance à mettre mal à l’aise avec des remarques équivoques. M’a t-il vu courir sans masque ? Enfreindre le règlement ?.. Non, il me rappelle seulement d’où je sorts. Il me situe par rapport à lui et il se venge de l’humiliation que lui fait subir Akkkil. Certains affirme qu’Akkkil vient du sud-est, lui aussi. Qu’il cache des pupilles jaunes derrière ses lentilles… En fait, c’est Akkkil qui est visé à travers moi, il le ramène à ses origines supposées. Mesquineries, frustrations, les bêtes montrent leurs crocs… J’en ai rien à foutre de tout ça. Moi, je suis un coureur, un bon coureur. Le meilleur, ils le savent. Et je serais Finisseur, le Finisseur. C’est tout ce qui m’intéresse : courir. Courir plus vite, plus fort, encore…

– Voilà l’explication du décrochage …

Akkkil se décide à nous rejoindre. Il s’assoit sur le bord de la piste et se laisse glisser le long du parapet.

– Un défaut technique, Kairos, juste un problème de matériel.

Si Akkkil appelle le Chronosmaster par son nom, ce n’est pas par irrespect ou provocation, ils se connaissent depuis longtemps, il y a eu des histoires entre-eux lors d’un Ring. Je n’étais même pas Néo alors. Tout ça est assez confus et je m’en fous. Mais la justification d’Akkkil me convient parfaitement.

– Oui, ça m’a perturbé, Master. Pendant un instant, j’ai perdu le contrôle du rythme. Je me suis éloigné.
– Rien ne doit perturber un Voltigeur ! Tu devrais avoir intégré ça, t’es plus un Néo, Fucklé! L’ index du Master frappe mon plastron, scandant ses paroles. Tu es le Voltigeur du Trium Premier, Ektor, celui qui courra le Ring. Le Masque, pff !…

Puis s’écartant de moi, il poursuit à l’intention du groupe :

– Le problème c’est que vous êtes trop lents. Trop lents, loin des objectifs de progression prévus.
– Ce ne sont pas les statistiques qui forment un bon Trium, Kairos, répond fermement Akkkil. Tu le sais mieux que personne. On est lent, d’accord, mais on a du temps, le Ring c’est pas pour demain… C’est la cohésion qui compte et nous n’avons pas encore le même tempo. Il faut régler ça. Tu as dû l’entendre sur les enregistrements: la cohésion n’y est pas encore… Pour la vitesse, on a le temps.
– La cohésion… Quand ton Voltigeur et ton Défenseur auront giclé, quand tu resteras seul sur le chemin de ronde ! Tu parles, la cohésion…
– Si je reste seul du Trium dans la course, il n’y aura plus beaucoup de monde pour me barrer la route. Ils auront fait le ménage, crois-moi ! J’ai voulu les meilleurs, je les ai, tu le sais.

Kulys et moi restons à l’écart de ce combat de mots. Nous ne sommes que des auxiliaires. Chacun à sa place et ça ira.
Kairos jauge un instant la détermination du Finisseur et reprend :

-Tu es bien sûr de toi, Akkkil. Tu es un triple K et tu en as l’arrogance… Mais je suis toujours ton Chronosmaster et c’est moi qui décide.
– Oc, Master Kairos, fait Akkkil dans un vague sourire.

Voilà, chacun est à sa place et ça va aller.

– On va terminer la séance avec tout le monde, reprend le Master. Il faut vérifier les connexions avec les Rapporteurs et puis il est temps de tester les Néos dans les combats. Certains Néos porteront le nouveau protect, avec le masque intégré… Ça va te plaire Ektor, plus de soucis avec la poussière, hein ?

Je réponds d’un hochement de tête, le plus insignifiant possible. Des rumeurs insistantes circulent à propos de ces nouveaux protects, je redoutais leur mise en pratique : cet enfermement complet. Une sorte de scaphandre armé, enfin c’est ce que j’ai compris. Peut-être juste les mains, juste les mains libres, si peu de chose… Bah ! Faudra s’y faire, comme pour le reste, nous sommes des professionnels disciplinés, compétents… à leur place…
Kairos penche légèrement la tête pour parler dans un minuscule micro accroché au col de sa tenue :

– Bon, Envoyez les Néos sur le chemin de ronde pour un simili Ring. Le Trium premier partira de la poterne 3. Je vous rejoins sur le perchoir.

Puis, s’adressant à nous :

– Poterne 3 ! Ne les faites pas attendre. Vous savez comme sont les Néos, au début, ils sont impatients, après, beaucoup moins. Ah!Ah!Ah !

Kairos  ponctue sa phrase d’un ricanement qu’il aurait voulu plus communicatif. Puis, alors que nous nous engageons sous le passage  reliant les différentes pistes, il reprend :

– Ah ! J’ai prévu de tester des Indés avant de les recruter. Un ou deux, enfin vous verrez bien. Ne les ménagez pas.

Non, nous ne ménagerons pas les Indépendants. On ne les ménage jamais. S’il ne sont pas à la hauteur, on les dégage, s’ils sont bons, ils les gardent et ils les payent. Ce sont des mercenaires, ils se foutent du quartier pour lequel ils courent et on se fout d’où ils viennent. Des bêtes sauvages, des loups, pas de fierté, pas de code. C’est la la monnaie qu’il cherchent.. La monnaie… Mais c’est inhabituel de les éprouver si tôt…
Passé l’étroit tunnel, nous devons marcher encore quelques pas pour rejoindre le chemin de ronde. Cette piste reprends presque à l’identique des portions de l’antique muraille du Ring. Avec ses tours, ses porches, ses ruines, ses passerelles qui enjambent les failles des murs. Bien sûr tout cela n’a que quelques coudés de haut, mais vu des gradins ça fait un sacré effet et il faut un beau stadium pour attirer les annonceurs… Lorsqu’on s’approche, évidemment, ce n’est que du décors.
Un bruit aigu s’amplifie derrière nous. Les aspirateurs récupèrent la poussière. Il n’y a pas de petites économies. Ce n’est que de la poussière d’exercice, mais elle vaut quand même son pesant de monnaie. Je me retourne un instant pour voir le nuage s’animer sous l’action des machines, prendre vie, comme un long vers grisâtre.

– Allez, Ektor, fait Akkkil, m’entraînant par l’épaulière du protect. On se bouge, Il y a quelques Néos à dégager…
– Et des indés, on dirait…
– Oui, des indés…

Je gravis les quelques degrés qui mènent à la tour de la poterne 3 en vérifiant du bout des doigts l’ajustement de mon casque. Je bloque mon masque-filtre de manière à éviter tout ballottement gênant et interdire toutes prises possibles pendant les contacts. Il ne servira plus maintenant, il n’y aura pas de poussière.
Les Néos sont déjà prêts, fébriles. Certainement leur première vraie course de combat. Il s’échauffent sur l’étroite piste en sautillant de façon désordonnée. Il y a un Trium sur la droite dans le sens de la course et un autre assez loin sur la gauche, certains coureurs portent les nouveaux protects, le soleil luit sur leur caque intégral. Nous allons donc dégager les premiers avant que les seconds nous rattrapent… Tactique sommaire… Efficace.

– Hé, le Trium Premier, crachotent soudain mes écouteurs. Je suis votre Rapporteur sur ce tour, vous me recevez ?
– Pâkis ! Pâkis, c’est toi ?

Publié le
Merci à Thomas pour cette superbe introduction graphique

Merci à Thomas pour cette superbe introduction graphique

EKTOR

 

 

UN

 

 

J’ai retrouvé le goût du sang…
La saveur de la poussière, avec cette sorte d’acidité minérale… Il y a de la pierre dans la poussière… Pas ces petits cailloux ronds qu’on suçait, pour oublier la soif, dans les chaleurs torrides des collines… Où l’on courait… Mais des cristaux infimes, aigus, qui rongent les chairs d’où suinte… le sang.
Il faut le sang pour respirer la poussière.
On avait compris ça, nous, les minots des zones périphériques…. La poussière, ça s’aspire entre les lèvres… Ça taillade d’abord la chair tendre des lèvres et du dessous de la langue, avant d’être stoppé par la salive… Il faut produire beaucoup de salive, c’est essentiel… Puis avec le sang ça va pas plus loin… Ça fini par former une espèce de caillot spongieux… qu’il faut cracher.
Certains le gardaient longtemps en bouche. Il y avait des défis… Je n’ai jamais pu le garder très longtemps, ça me faisait gerber… Je laissais faire… Ma bouche l’éjectait sans que je le décide vraiment…
Mais c’était avant.. Bien avant qu’ils me recrutent… Que je coure pour eux, pour le secteur K… Que je m’entraîne dans le K Stadium… Le fameux K Stadium, construit spécialement pour la course du Ring… Pensé à l’image du Ring… Avec ses chemins de ronde, ses tours éventrées… ses pistes conçues pour fixer la poussière dans de longs nuages…Comme celui que je traverse maintenant, une nouvelle fois… encore… Avec les deux autres coureurs, derrière moi.
Je cours sur cet étroit muret que je vois à peine… cette fausse muraille. J’en suis fier. Et dans ma bouche je roule du sang…

Pourtant,c’est la première fois que je décroche le masque-filtre… La première fois depuis que je m’entraîne pour le Ring dans le K Stadium… Car je m’entraîne pour le Ring depuis toujours…Tous les gamins des zones périphériques rêvent de courir pour le Ring. Tous les gamins… Mais il y en a peu qui ont connu la poussière, qui savent respirer dedans… Je n’étais pas sûr de retrouver la technique… Les sensations. C’est revenu comme un réflexe, c’est intégré par mon corps…. Je dois faire ça bien, mieux que les autres…. Mieux que ceux qui crachaient des mollards énormes en sortant du nuage et qui exhibaient leur vomissure sanglante comme un trophée.
J’aime courir dans la poussière.
J’aime ce brouillard minéral qui enveloppe. Qui isole du monde comme un cocon… Tout juste si les pieds sont visibles, si les limites de la piste se devinent… Mais, ils ont changé la poussière. Elle est plus fine… Certains la voient plus belle… Elle est surtout mieux adaptée aux jeux de lumière des annonceurs… Et plus mortelle.

Il y avait un vieux de bâtiment. Presque en ruine… Un ancien entrepôt dans la carrière désaffectée… Du temps où l’on fabriquait de la poussière dans notre zone… On en avait découvert un stock. L’étage était effondré et des gravats bloquaient l’accès d’une réserve…. On avait dégagé tout ça et trouvé des quantités de sacs oubliés…. Nous escaladions les poutrelles jusqu’à la tôle du toit et nous ouvrions des sacs… Alors le nuage de poussière se formait… Il emplissait l’espace… Il pouvait stagner là pendant des lustres, coincé entre les murs et le toit… Et puis le vent dégageait la place. Expulsant la poussière par les carreaux brisés des vitrages… Ça faisait comme de la fumée… Avec le soleil, l’entrepôt semblait s’incendier…
C’est Pâkis qui m’avait m’y avait emmené… La haut, dans la carrière… Pâkis, c’était un grand, plus vieux, plus fort… Je me souviens, je l’admirais… «T’es doué petit, c’est sûr… T’as la vitesse, t’as la ruse… Mais tu veux savoir ce que c’est que de courir le Ring, vraiment ?… La poussière, t’as déjà respiré ça ? … Suis moi, tu verras, c’est autre chose que tes jeux de marmot… ». Pâkis courait vite, longtemps dans la poussière…. C’est lui qui lançait les défis au début… Puis il a compris… Compris trop tard…
– Ektor ! Je t’ai pas en visuel !..  Qu’est-ce que tu fous ?
La voix du Finisseur grésille dans mes écouteurs.
– Reste au contact… T’es trop loin !
Le caillot de poussière empâte ma bouche.
– Tu me reçois Ektor ? Tu me réponds où quoi ?
Il me faut bien articuler quelque chose.
– Mmmm…

Je dois ralentir… J’ai largué le Finisseur, je n’entends plus ses pas derrière moi. La poussière amortit les sons… Distend les formes et les distances… Je dois rester vigilent, concentré, c’est le Finisseur qui gère la course… Je ne suis que le Voltigeur…
Voltigeur, celui qui ouvre la course … Le plus exposé des trois coureurs… Celui qu’on dézingue en premier, celui qu’on attend dans l’ombre du nuage, dans les recoins des murs… Mais celui qu’on craint …qu’on redoute de voir arriver dans son dos… qu’on voudrait distancer mais qui fini par planter ses crochets dans le flanc, le cou, les cuisses, là où on n’y croit pas, où ce n’est pas possible à cause du protec… Et dégager de la pis te… Je ne suis que Voltigeur, mais tous les Finisseurs ont été Voltigeur… Je serais Finisseur, bientôt…. C’est moi qui donnerais le rythme, qui retiendrai le Voltigeur, avec le Défenseur dans mon dos, à bonne distance… Finisseur du Trium Premier, moi, Ektor !

– C’est bon Ektor, je t’ai.
– Mmmm…

J’entends à nouveau les bruits mats,lourds, réguliers comme une pulsation… La foulée du Finisseur… Je les perçois mieux sans le masque.
Je pourrais me passer de masque, je le sais maintenant… Il oppresse et pèse. Il amplifie le bruit de la respiration… Les écouteurs électroniques du casque ne compensent pas. La poussière s’infiltre… Brouille…
Ce n’est pas la poussière qui fait le Ring… Il y a eu des Rings sans poussière… Le vent… Tant qu’ils ne sauront pas la stabiliser face au vent… Et puis, les nuages de poussière ne sont jamais très longs… On pourrait presque les traverser sans respirer, si le protect n’entravait pas… N’alourdissait pas… Et puis, les protects ne sont pas vraiment étanches…Surtout après un assaut… Si la poussière s’infiltre, c’est insupportable…Certains deviennent fous…

Nous courions nus alors… Pour éviter les brûlures des frottements…. et nous écartions les cuisses et les bras , ça nous faisait des courses de volaille, de canard… Nous gardions juste nos lunettes, si nous en avions….Sinon, nous regardions à travers les fentes de nos cils, nos larmes chassaient les résidus… Certains ne se protégeaient pas… Leurs pupilles se teintaient de jaune… D’éclats d’or et de sang… Mais les grains s’infiltraient malgré nos lunettes, j’en garde des traces au fond de mes iris, moi aussi…Car la poussière s’insinue toujours… Il faut faire avec elle… Certain la redoute, moi, je l’attends, je l’espère…
Il faut aimer la poussière.

Ça s’éclaircit devant, c’est la fin du nuage… Nous n’avons pas couru longtemps dedans… Je dois cracher le caillot… Il n’est pas bien épais, il tiendra dans ma main… Je le jetterais après… Discrètement… Je remet le masque-filtre, c’est obligatoire !
Je vois bien la piste maintenant. Encore un quart de boucle … Je suis resté bien dans l’axe, bien au centre du chemin de ronde… Je le savais, ma foulée sonne juste lorsque je suis au milieu… Je le sens, je l’entends malgré le son brouillé des écouteurs.
Aujourd’hui, les gamins des quartiers bricolent des pistes avec des planches, grimpent sur des poutres … Ça leur fait un chemin étroit, une sorte de Ring…Nous, dans nos collines de la périphérie, nous frôlions le vide au bord des falaises en suivant les traces des bêtes… Jeux de gosses…Sur les piste d’entraînement, le vide est de chaque côté… C’est pas très haut, mais une chute d’une hauteur d’homme, plus ou moins, c’est pas rien… Le protect, n’amortit rien, au contraire…
Nous chutons tous au début. Les Néos fraîchement recrutés n’ont pas le sens de la piste…De ses variations de largeur, de niveau aussi : il y a les pentes, les escaliers, les affaissements… Moi, j’ai appris vite… Très vite…Je suis doué pour ça, ils le savent.
Au delà de la piste, je vois maintenant l’enceinte de l’arène et les tribunes sud. Le soleil irise les résidus de poussière sur le verre de mes lunettes…C’est pour ça que le lointain reste flou… Il n’y a pas grand monde sur les gradins… Quelques Rapporteurs…La silhouette d’un Guetteur, peut-être,sur la coursive supérieure… Mais c’est trop tôt pour craindre les drones… C’est trop tôt aussi pour les annonceurs… La saison d’entraînement débute à peine… Ils viendront plus tard, ils apporteront leur monnaie pour leurs réclames… Ils nous verrons alors… Ils nous verrons meilleurs que jamais… Ils apporteront leur monnaie et s’en feront encore plus… Grâce à nous…
Dans quelques foulées je serais à la hauteur du poste de contrôle. Le Chronosmaster descend déjà les escaliers du mirador. Il nous attendra à l’arrivée et nous balancera son laïus habituel : faux rythme, faute de pas, rigueur, discipline, etc… Avec l’amertume et la rancœur pour emballer ça .. Tout a été vu, enregistré, mesuré….Rien ne lui a échappé de son perchoir… Heureusement que la poussière brouille aussi les images… J’ai perdu le Finisseur… Oh, juste quelques instants… Et ça va être pour moi… à cause de moi…. Manque de rigueur, de discipline… Même si on se traîne, si on est en retard sur nos objectifs… Je vais y avoir droit…Alors que je m’efforce juste d’accélérer un peu… De coller aux délais prévus… Rigueur, discipline…. On pourrait boucler plus vite sans le vieux… Sans le Finisseur… Sans Akkkil, la légende du secteur K…. Vieille légende… Trop âgé et trop lent, maintenant… Akkkil, un triple K…. Double vainqueur du Ring… C’est pour son nom qu’ils le gardent… Ça fait de la monnaie son nom ! Il y en a encore pour parier sur lui… C’est pas au prochain Ring qu’ils l’honoreront d’un K supplémentaire… Non, c’est pas au Ring qu’il gagnera son K… C’est fini…
J’entends son pas qui résonne dur derrière… Il est sorti du nuage… Je le vois dans mon rétro de poignet… Il pourrait accélérer la cadence… Tester la vigilance du Défenseur qui ferme le Trium… Mais, rien… Le même rythme… Obstiné et lent…
Voilà, je viens de passer à la hauteur de l’œil du Chronosmaster… Il colle si près au parapet de la piste qu’on ne voit que sa tête dépasser… Elle semble coupée du corps, oubliée là… Mais il n’y aurait pas pas grand monde pour la récupérer… Qui voudrait d’une tête borgne ?… Je cour encore quelques pas, de plus en plus lentement…. Mon rythme cardiaque retrouve des pulsations normales… Je récupère vite, j’ai ça aussi pour moi… Je serais bientôt hors du champ des caméra, et je pourrais me débarrasser du caillot qui poisse ma main… Je marche encore un peu avant de faire demi-tour pour rejoindre les deux autres. Je dé-clipse mon masque-filtre, je respire l’air libre… je respire,enfin….