TROIS
– On s’emballe pas au début… Je donne le rythme, basez-vous sur mes pas.
Plus aucune interférence ne brouille le message d’Akkkil. Il y a eu les piétinements inévitables après le signal du départ, mais maintenant, son pas sonne distinctement sur l’agrégat de la piste… Devant, les Néos sont se lancés. Ils ont déjà creusé la distance.
– Akkkil au Défenseur : Ils en sont où derrière ?
– Je ne les ai pas en visuel ? Pas encore…
– Oc, On maintient l’allure, on laisse venir… On va voir où en est leur cohésion.
Une respiration réglée sur la course accompagne les phrases du Finisseur. Trois pas d’expiration, deux pas d’inspiration… Une machine…
– Akkkil au Rapporteur : ça donne quoi ?
– Ça se rapproche à l’arrière, ça s’éloigne devant, répond la voix grésillante de Pâkis
– Tu sera en contact permanent ?
– Non, je… Une quinte de toux interrompt le message. Je… Il y aura des coupures, des brouillages. On se la fait dans les règles de l’art. C’est les Chronos qui gèrent…
– Le brouillage… Les Indés… Comme si on y était. La totale…. Où es-tu posté, Pâkis ?
– Tribune sud, brassard jaune. J’ai un bon visuel sur le premier tiers de boucle. Après c’est compliqué…
– Ça suffira pour les dégager…
Pâkis se distingue bien dans la tribune quasi déserte… Il y a un enfant assis à côté… Une fille, on dirait… Certainement Komer, la fille d’Akkkil. Elle l’accompagne maintenant… Partout…. Même ici, une fille !… Privilège d’un triple K… Les autres rapporteurs informent leur Trium par des gesticulations comiques. Pourtant rien n’est encore brouillé… Répétitions… Apprentissage des codes…
Une nouvelle toux rauque dans les écouteurs :
– Ça serre à l’arrière, une dizaine de foulée.
– Tu les vois, Kulys ? Demande Akkkil.
– Je vois et j’entends.
– Bon, laisse venir… Maintiens la distance de sécurité jusqu’à la prochaine tour…Dès qu’on est dedans, t’accélères… Il te suivra… Avant que les autres réagissent, on aura fait gicler leur voltigeur… On se règle sur toi.
– Oc, tactique classique…
– Tactique du gicle-Néo !Ah ! Ah!…
Rire et courir… Ce n’est pas incompatible pour d’Akkkil… Lent, vieux, rustique… Pas de consigne pour moi… Il sait que je sais… Après la tour, il y aura la piste bien droite, sur la courtine… Je me décalerai pour que le Néo me voit devant… Et pense que le notre Trium maintient la formation… Le Défenseur s’alignera juste derrière le Finisseur… Le masquera de son large protect… Se laissera approcher… Jusqu’à ce qu’il se décale soudain… Et que le Néo s’empale sur le poing du Finisseur qui l’attend, immobile… Hors de portée des deux autres trop éloignés pour agir….
On fait ça à chaque début de saison… A tous les Néos… Moi aussi, j’y ai eu droit… Mais avec moi, ça s’est pas passé pareil… Alors, ils ont su ce que je valais… Et je suis Voltigeur du Trium Premier…
Je passe les murs de la tour. C’est un espace ouvert, à peine plus large que le chemin de ronde. Aucun surprise à attendre ici… J’entends la foulée d’Akkkil… Plus forte, plus proche… J’accélère… Tout se passera dans mon dos et dans mes oreilles.
– Alignement ! Ordonne Akkkil au Défenseur.
J’accélère un peu et me déporte pour rester bien visible. Puis : juste la respiration et le battement des pas…
– Prêt ? Écart !
Le bruit de l’impact, le cri de douleur, de surprise… Je risque un regard à l’arrière. Le Néo a roulé au pied du mur… Il se relève déjà… Le choc à été violent mais sans danger, Akkkil à visé le plastron… Ce n’est qu’un exercice.
A nouveau, son souffle puissant et régulier dans les écouteurs.
– En avant maintenant, rugit Akkkil. Poursuite ! Poursuite ! Je donne le rythme !
Je vois l’autre Trium devant… Il nous a pris quelques longueurs mais semble ralentir… Ils ont compris qu’ils étaient partis trop vite… Trop loin pour voir le combat mais leur rapporteur les aura informé.
Nos pas martèlent l’agrégat de la piste… La foulée est plus longue, plus rapide… Akkkil accélère encore… encore… Là bas, ils arrivent en bout de la courtine, ils vont passer l’autre tour… Mais ça hésite… Ça s’arrête presque… Ça nous regarde… Sûr, on leur fait le spectacle, la leçon… La cohésion, Néos, la cohésion !… Admirez ! Droite, gauche, droite, gauche … Gauche !… Gauche !… Ensemble, un même pas… Un même son… Un même accord ! Une machine…
Mais le vieux ne tiendra pas longtemps l’allure…
Ils repartent… Ça panique… Leur voltigeur creuse un écart invraisemblable… Cohésion, Néos ! Cohésion ! Je vais vous dégager les uns après les autres…
– Pâkis, les Indés ? S’inquiète Akkkil.
– Toujours pas… Rien… Mauvais visuel… Il y a des pans de mur, des renfoncements au niveau de la prochaine tour… et après la tour de la poterne 4, je ne vois plus la piste…
– On les aura avant… Ektor, lance-toi, on suit… Fait le ménage !
S’élancer vraiment, jaillir… Mais tout ce poids sur le corps. Ce carcans… Te souviens-tu Pâkis : nos courses au bord des falaises, le soleil sur nos muscles luisants, le vent !.. Le vent à plein poumon… Que reste t-il de tes poumons, mon ami ?… Je passe la première tour signalée par le Rapporteur. Personne… Les trois sont devant… C’est maintenant une longue courtine jusqu’à la poterne 4… Ils sont désunis. Je serais vite sur eux… Gauche, gauche. Mon pas sonne. Écoutez Néos, écoutez cette musique!…
Le Défenseur n’est plus qu’à quelques foulée… Quelques coudées… A portée… Il m’a entendu, il m’a vu… Il ne se retourne pas. Il refuse le combat, continue à courir à son rythme de cloporte… C’est d’ailleurs à ça qu’il ressemble. Ce nouveau protect à larges lamelles intègre le casque même… Carapace d’insecte. Cloporte, ça leur restera… Il me barre le passage. Trop risqué de le déborder : un coup d’épaule et je gicle… Insaisissable, mes coups glissent sur son armure, à peine redouble t-il son pas pour garder l’équilibre… Mais je connais ton jeu, cloporte ! Tu attends que je frappe vraiment : le coup décisif… A deux poings, comme ça, Han ! Ça t’a secoué là !… Ça te plairait que je recommence hein ?… Je feinte un nouveau coup, le Défenseur s’écarte d’un rapide pivot. Je bascule vers l’avant, me baisse pour éviter le coup attendu, et retrouve l’équilibre. Le Néo me présente maintenant sa face. Les protects de Défenseur sont très légers devant, une plaque sur l’abdomen et encore. Les nouveaux respectent la norme. Je mime un coup dans le plexus. Je le touche à peine, ça suffit.
– Et, voilà t’es mort, Néo, sur le Ring, t’es mort. Maintenant dégage.
Mais le Défenseur ne réagit pas. Surpris, déçu, humilié ? Le casque masque entièrement son visage. Je ne vois rien d’humain chez lui. Ce pourrait être une machine, un robot….
L’écouteur crache soudain la voix de Pâkis :
– Un Indé, un Indé derrière vous… Un rapide, il gagne, il…
Un grésillement continu prolonge sa phrase.
– Pâkis, Pâkis ! hurle Akkkil. Fucklé ! Brouillé… Un Indé ! D’où il sort ?
Puis :
– Qu’est-ce que tu fous, Ektor, j’arrive sur toi, dégage-le !
Un coup d’épaule libère définitivement le passage. Pas le temps de si voir ce cloporte se met en boule pour amortir sa chute. Je cours. J’entends déjà la foulée d’Akkkil. Là bas, sur les gradins, Pâkis agite frénétiquement mains et bras. Que dit-il ? Je vois mal ses signaux…
Akkkil, lui, les comprend:
– Kulys, l’Indé va être sur toi, derrière. Retarde-le et fait-le gicler si tu peux. Je rejoins Ektor. Il y a…
C’est, maintenant, un bruit strident dans les écouteurs.Intolérable.
Déconnecter, déconnecter ! Impossible : rien ne fonctionne. Courir, continuer à courir. Devant, les deux du Trium arrivent à la tour de la poterne 4. Ce bruit ! C’est une douleur ! J’arrache mon casque. Le Néo-Finisseur grimpe les marches qui conduisent à l’entrée de la tour. Il sera bientôt hors de prise. Pas le choix : le casque dans ses jambes… Beau tir. Il s’écroule sur les degrés. Je suis sur lui. Je le gicle.
– Stop, stop ! Crie t-il en levant les mains. C’est bon, je suis hors jeu, je me range.
– Oc, dégage-toi !
J’enjambe son corps qui docilement se retire. En haut des marches, je passe la poterne et pénètre dans le sombre réduit de la tour. Le dernier Néo passe la porte opposée. En trois foulée, je le rejoins. Il hésite, se retourne presque. Doit-il essayer de me distancer ou bien faire face et combattre ?… Tu es une bête Néo. Ne l’as-tu pas compris ? Libère l’instinct, libère le corps. Si tu réfléchis, tu es mort… Mais c’est trop tard pour toi : feinte de coup au visage, fauchage de la jambe d’appuis, contact de l’épaule et dégagement.
Je m’attarde un instant à le regarder se ramasser quelques coudées plus bas et lui fait un signe narquois de la main. Exercice terminé… Akkkil va me rejoindre. Déjà son pas cogne dur sur les marches et je vois sa tête apparaître en bas de l’ouverture.
– A kkkil ! Akkkil ! L’Indé ! L’indé !
Je viens juste de l’apercevoir, plaqué contre la paroi, en embuscade. Le voltigeur s’est sacrifié. Il m’a attiré et piégé comme un Néo. J’enrage de ma négligence. Je hurle, gesticule. Je ne peux pas revenir, aucun retour n’est autorisé sur le Ring, un pas en arrière et on t’éjecte.
– L’Indé ! Fucklé, Akkkil !
Nous nous sommes trop étirés. Nous avons perdu la cohésion, mais Akkkil s’en sortira, il en a vu d’autre. Pourtant : un cri de douleur. La tête d’Akkkil semble rouler sur le côté, j’entends le bruit mat de la chute de son corps au bas de la tour.
Je saute du mur et contourne la tour. Akkkil gît au pied de la courtine. Il semble sonné. Le mur est plus haut à cet endroit à cause des marches qui conduisent à la poterne. Lui aussi a ôté son casque et un filet sanglant macule sa tempe droite. Mauvaise chute. Ses lunettes ont glissé dévoilant un regard vide. C’est vrai qu’il y a du jaune au fond de ses pupilles.
Je lui tapote les joues devenues très pales.
– Akkkil… Ho ! Akkkil…
Il revient à lui, le jaune de ses yeux s’estompe, passe au vert, presque au bleu.
– Fucklé, Ektor, qu’est-ce qui s’est passé ?
– Je t’ai dégagé Akkkil… Tout simplement, répond une voix au dessus de nous.
L’indé se tient sur la dernière marche d’accès à la poterne, appuyé négligemment au montant de l’ouverture.
– J’ai giclé Akkkil, Akkkil le triple K !… C’est tout.
J’exulte :
– T’as rien dégagé, j’étais là, j’ai vu ! C’est l’autre là… C’est toi derrière! T’étais hors jeu… Fucklé ! Hors jeu !
Le Néo-Finisseur est assis sur la première marche, un sourire ambigu aux lèvres. Il se tait. Kulys est là aussi, debout, non loin des deux autres, il tient son casque sous le bras. Le bruit, ce foutu bruit…
– Kulys, t’étais juste derrière, qu’est-ce qui s’est passé ?
Kulyss désigne d’un mouvement de tête le dernier Néo qui nous rejoint au bas du mur.
– J’avais celui-là dans les pattes… J’ai rien vu.
Je me demande d’où vient ma rage ? De la posture vaniteuse de l’indé, du neutre détachement de Kulys, des mensonges, d’une trahison forcement un trahison : on ne dégage pas comme ça le Trium Premier. Kulys soutient mon regard, impassible. Mais je sens ma colère s’estomper. Après tout, Akkkil est peut-être définitivement trop âgé, usé. Peut-être que la pénombre de la poterne a masqué une manœuvre, un mouvement. Qu’ils l’ont effectivement éjecté, le vieux… Va savoir… Le destin. Peut-être que mon tour est venu… Enfin.
Akkkil met un terme à ma réflexion et à mon reste de colère.
– On s’en fout, Ektor… J’ai mal à la cheville, un mal de chien. Aide- moi à me lever, il faut que je vois si ça tient.
Je passe un bras sous son aisselle et le tire à moi. Un cri de douleur. Je sens son corps qui s’affaisse d’un coup et je m’effondre avec lui. Sa tête roule contre mon plastron. Son souffle est court et bruyant. Il bat fébrilement des paupières et son regard se perd derrière mon épaule. La bas, sortant du tunnel de la piste d’entraînement, se découpe la silhouette caractéristique de Pâkis ployé sur ses poumons ravagés. Devant lui, la jeune fille. Elle court vers nous.
– Komer, gémit Akkkil. Oh, Komer…