TROIE
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Ah, mes amis, heureux habitants de notre cité, ce Ring tient toutes ses promesses ! Que de rebondissements ! On les croyait fini et pourtant ils reviennent : le scarabée, citoyens ! Ils étaient perdus en fin de course et maintenant, ils sont là, je les vois ! Ho, la, la ! Ils talonnent le Trium O… Les K et les O ! Les vieux rivaux ! Le scarabée d’or et l’orvet de jade ! Mais les K n’ont plus leur Voltigeur, ça sera difficile.
Tout se passe ailleurs, plus loin, derrière les hauts immeubles qui masquent la vieille enceinte, bien avant le nuage de poussière incandescent qui enfle et ondule sous l’impulsion du vent qui se lève. Je vois les coureurs sur les écrans géants, les uns derrière les autres, groupés en formation. La distance se réduit entre le Trium de tête et ses deux poursuivant. Il y a des coupures et des changements d’angle de vue, plusieurs drones doivent être sollicités pour filmer la scène au plus près, au plus juste. Mais par delà les images qui se façonnent sur les façades, je me transporte là bas. J’entends le martellement des foulées sur les antiques dalles… Le pouls du Ring. La bête qui s’éveille… J’escorte la course mécanique, régulière et implacable du Finisseur K qui rejoint le Défenseur O, inexorablement. Je vois ce dernier qui se retourne, court comme un crabe, prêt au combat. J’entends le choc violent de son talon contre les plaques abdominales de son poursuivant sans que celui-ci ne faillisse, ne recule même d’un pouce. Je suis au plus près de ses pupilles dilatées de surprise et d’horreur, quand le Finisseur K l’arrache du sol au bout de ses deux bras raidis pour le jeter, par dessus les filets, dans le vide obscur où plongent les entrailles du Ring.
– Vous ne savez pas ce que vous faites… Toi, Kairos et tous les autres, vous ne comprenez pas. On ne triche pas avec le Ring. Il y a des règles de sang…
J’entends la voix d’Akkkil, calme et résignée. Je l’entends malgré moi. À travers la distance qui me sépare mentalement de la tour où mon corps se tient. La course me pénètre, j’épouse les soubresauts du Ring, les frissons de sa peau minérale. Tout ce qui se dit ici n’est qu’un font sonore, à peine plus présent que les commentaires diffusés à l’écran.
– Les règles,Akkkil, les codes.. C’est du bavardage pour les Néos… Chacun pour soi, tu le sais bien. Tu as triché avec tes origines, ta descendance… Tout ce paye Akkkil, c’est ça la loi. Tu es en dette avec le Stadium…
– Comme si le Ring était un spectacle !Pauvres fous ! Vous remplacez les hommes par des machines, mais le Ring n’a que faire de sacrifice de métal et d’électronique… Vous affamez le Ring et vous le provoquez, mais c’est nous tous qui disparaîtrons dans l’abîme.
Là bas, au delà des immeubles, par delà les quartiers, loin de cette tour qui me retient, le Voltigeur du Trium O s’échappe d’un nuage de poussière. Son Finisseur le suit. La poussière répugne à les laisser, elle étire une langue flamboyante pour les retenir. Le vent agite la masse lumineuse et une rafale déploie mes cheveux contre mes cils. Sur la piste, le vrombissement des tuyaux s’accentue jusqu’ a prendre une tonalité grave comme un appel de détresse. Les images insistent sur ce nuage fluorescent semblant ruer dans des harnais invisibles. Et soudain, jaillit l’autre coureur, comme craché sur celui qui le précède. Le contact est brutal. Les drones filment tout, au plus près. Ils montrent le bras qui se tend, le poing qui fuse, les pointes du gantelet transperçant le casque qui se remplit aussitôt comme une outre de vin, puis le Finisseur O qui s’écroule sur les genoux, les mains sur la visière, se noyant dans son sang.
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Quel coup, mes amis ! Retenez bien son nom, le vainqueur du trentième Ring sera encore un K ! Kulys ! Rien ne peut le stopper, Ho!Ho!Ho! Kulys ! Qui aurait parié sur lui, hein ? Par ici la monnaie, ah ! Ah ! Il ne va faire qu’une bouchée du dernier coureur des O… Mais que fait-il celui-ci ? Oh ! Le lâche, il saute dans le filet ! Hou ! Hou !
Sur les écrans, les images s’éloignent du robot qui court seul maintenant, sur toute la longueur de ce pan de muraille. Les drones filment d’autres groupes, loin derrière, bien avant le nuage de poussière qui s’étale soudain, rabattu par une rafale, mais qui reste toujours accroché à la piste, bridé au mur.
La voix de Kaïros remonte l’escalier. Il est juste en dessous, au niveau du palier.
– Met ton casque Kulys. Échauffe-toi. ça vient, tu prends le relais. Un tour, Kulys, le dernier tour et tout est dégagé…
Puis :
– Pâkis ! Fucklé, Pâkis ! Descend, la machine arrive, faut la démonter… Pâkis !
Je sens la chaleur du large corps d’Akkkil dans mon dos et la fermeté de sa poitrine contre ma nuque. Il s’est rapproché de moi tandis que Pâkis disparaissait dans l’escalier. Ses bras puissants de lutteur s’appuient sur le parapet de la tour et m’enveloppent. Les poils de sa barbe se mêlent à mes cheveux. Je suis dans un sorte de protect fait de sang et de chair. Je me sens bien. Nous fixons, devant nous, la luxuriance colorée du nuage transpercé de rayons lumineux. Sur les murs, les écrans ont retrouvé le Finissseur du Trium K : Kulys, le vrai Kulys maintenant, qui s’enfonce dans une autre nuée fluorescente.
– Je vais t’apprendre à respirer la poussière, Komer, souffle Akkkil.
Le nuage vomit un ultime coureur. Le dernier, reconnaissable à son équipement vétuste. Peu de Trium restent au complet et les deux Indés qui le précédaient ont disparu. Il rattrape le Défenseur d’un Trium décimé qui se traîne en boitant et qui se retourne régulièrement, pour évaluer l’écart le préservant du contact. Mais son masque-filtre semble hors d’usage, il bat sa poitrine au rythme de ses foulées, il le détache définitivement de son protect obsolète et le jette rageusement hors de la piste. Cet ultime tour lui sera fatal car il étouffera dans les longues portions couvertes de poussières.
– La langue contre les dents, la salive et puis il y aura le sang, murmure Akkkil. Ferme les yeux, laisse les larmes venir…
Le Défenseur ne court plus, il s’est résigné au combat. Mais l’autre l’ignore, il arrache son casque et la cagoule de son protect. Ses doigts, libres de gantelet, jouent sur les commandes digitales de son baudrier. Ses épaulières se détachent…
– La poussière rend fou, chuchote Akkkil. Respire par la bouche, doucement…
Le Défenseur n’a pas cherché à s’interposer. Il s’est simplement écarté et regarde maintenant le coureur fou venir vers nous, abandonnant sur la piste les éléments de son équipement désuet.
– C’est Ektor, continu Akkkil sur le même ton. Bien sûr, tu le reconnais n’est-ce pas ? Mais il ne nous sauvera pas, Komer. Ne sens tu pas la colère du Ring ?… La fureur qui sourd de ses pierres ?
Lorsqu’il gravit les hautes marches de la falaise, il est nu, pale, presque invisible sur la roche livide. Libre d’entrave, il semble voler. Un faisceau de projecteur le poursuit et peine à accompagner sa course tant elle est rapide, légère comme emportée par le vent qui s’engouffre sous la poterne de la tour en mugissant. Ô ! voir tout cela et le dire, le faire vivre par ma bouche, je voudrais apprivoiser les mots !
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Hé ! Mes amis, encore une surprise ! Vous avez vu ça ? Mais d’où sort-il celui-là ? Uh ! Uh ! Uh ! Nu comme un ver ! Il n’a que ses lunettes, c’est dément! Citoyennes, citoyens, c’est d’un comique ! Ah! Ah! Ah! Dommage que l’on ne puisse filmer à l’intérieur de la poussière. Voyez, il rentre dans un nuage, on ne le reverra plus. Ah ! Ah ! Le fou !
Les images m’entraînent vers ce nuage de poussière qui s’ébroue à l’autre bout de la cité. Les caméras s’approchent au plus près, le pénètre même, mais ne montrent que des vapeurs luminescentes avant qu’un éclair noir n’ interrompe brutalement la séquence. La poussière érode les machine comme elle dévore les hommes nus qui respirent leur sang par la bouche et le nez, exposant la chair de leur corps à l’abrasion des frottements. C’est un plan fixe maintenant qui s’attarde sur l’extrémité de ce nuage lointain. Quelques hommes s’en arrachent, lentement, marchant presque,épuisés, soulagés. Soudain, comme une étincelle hors d’un brasier, vif et léger, Ektor surgit. Il bondit sur les débris de créneaux qui bordent encore la muraille, fusant au dessus des coureurs, si rapide qu’aucun n’esquisse de geste pour le retenir. Et déjà, il s’éloigne…
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Mes amis, mes amis, c’est impossible ! Il devrait être mort ! Prodigieux, simplement prodigieux !… Et regardez ce style. Invraisemblable ! Il court comme un canard ! Mais c’est efficace, ô mes amis, Il les dépasse tous, il rejoint les premiers, il est presque en tête ! Extraordinaire !
Je délaisse les images télévisuelles car devant moi, au bout de la longue coursive qui s’efface, là bas, dans la masse mouvante du dernier nuage, la silhouette massive de Kulys apparaît déjà. Sa course est régulière, rigoureuse,obstinée, mécanique, semblable à celle de la machine à laquelle il s’est substitué, mais plus lente car les protects intégraux pèsent et entravent. Attisé par le vent, le nuage se distend, se contracte, s’étire encore puis laisse le coureur s’échapper comme à regret. Les tuyaux de stabilisation sifflent sur la piste, se tordent sur les dalles comme des reptiles fiévreux.
Juste avant de passer la poterne de la tour d’où je l’observe, il se retourne un instant vers la masse lumineuse qu’il vient de distancer. Il sait qu’il n’est plus seul, quelque chose le poursuit et le rejoint.
Alors jaillit Ektor, dans sa nudité spectrale, éjecté de la masse comme une excroissance même du nuage. La poussière épouse son corps d’une pellicule irradiante d’or et d’argent. Les faisceaux des projecteurs éclatent en gerbes sur les muscles de ses épaules, de son torse, de ses cuisses qui saillissent à chaque foulée, à chaque élan. Il est la lumière même. Ô, débusquer les mots, ciseler les phrases, chanter cet instant de grâce!…La beauté !
Soudain, les écrans s’éteignent. Les hauts immeubles deviennent alors des parois obscures, sans limite. La voix du commentateur bredouille quelques sons avant de se taire définitivement, laissant la fureur du vent combler le silence pesant… Par dessus l’ombre des toits, plus loin, vers les quartiers sud, s’élève comme une vague gigantesque, bouillonnante de volutes ignescentes. Puis, les murs s’éclairent à nouveau, soulageant l’obscurité. C’est un autre point de vue, un autre cadrage sur ce nuage de poussière qui, libérée de ses ancrages, s’emporte comme un flux et submerge l’image même qui brutalement s’éteint une nouvelle fois.
Ektor est passé au dessous de moi, il vole sur de la porte Nord, file sur les degrés creusés dans la pierre du rocher. Dans quelques foulées, il rejoindra Kulys qui a fait volte face et s’avance vers lui, à contre-sens, en dehors de toutes règles, les griffes de ses gantelets tendues à l’extrémité de ses poings. Mais il n’y a plus de règle, de convention, de norme, plus rien que la poussière enragée par les bourrasques. Les conduits de fixation ont rompus. Ils se tordent sur la piste puis sautent les parapets, labourent les façades, moissonnent sur les gradins le public affolé. Derrière moi, le dernier nuage se cabre, excité par un vent tournoyant, puis se couche soudain comme une bête à l’affût.
Ektor s’élance. Il n’a pas ralenti devant l’opposition de Kulys. Il a pris appuis sur une sailli du rocher et a bondi par dessus le Finisseur du Stadium K. Mais, il laisse maintenant, sur le roc, une traînée écarlate. Il cours toujours, une main sanglante sur sa hanche droite. Kulys n’a pas bougé. Il reste comme pétrifié, son poing dégoulinant, son casque insondable semblant fixer l’énorme fluorescence qui s’abat sur la tour et qui m’engloutit.
Il y a le goût du sang dans ma bouche avec cette acidité de pierre, ce caillot gluant qui se forme à chaque respiration. Mes yeux sont clos, mes larmes chassent les résidus qui s’infiltrent. J’entends la respiration d’Akkkil qui rythme la mienne comme lorsqu’il guidait la foulée de ses coureurs… Des bruits confus me parviennent, des cris, des sirènes, des alarmes… Par moment la poussière nous délaisse pour se rassembler plus loin sur la ville, poussée par les impulsions du vent, comme prisonnière de la vielle enceinte qui la contraint… Alors, entre mes cils, je vois l’image que projette à nouveau l’écran sur le mur d’en face. C’est une image de la place Haute provenant d’une caméra fixe étonnamment préservée.
Ektor est arrivé au bout de la course, mais il gît au bas du large escalier qui au crépuscule le guidait vers le Ring. Son corps sculpté d’or et d’argent semble un joyau dans un écrin écarlate.
Combien de temps avons-nous regardé la poussière incendier la cité, se ruer dans les avenues et les venelles, se jeter contre ses murs, se soulever en colonne pour s’abattre encore, avant qu’elle ne trouve la faille et se disperse au bout de la nuit.
– Le Ring est vivant, Komer, tu le comprends maintenant.
Non, mon père, je ne le comprend pas, le Ring ne se raisonne pas. Il s’insinue dans nos corps. Il a pénétré au plus profond de ma chair, de mon être. Il est cette présence impalpable qui se prolonge en moi, et qui maintenant nous lie, nous confond dans une même sensation, émotion, certitude. Le Ring me possède et je serai sa voix. Il exhumera les mots, il m’insufflera les phrases pour que, dans nos mémoires exsangues, se grave à jamais le souvenir ardent des coureurs héroïques et que chacun contemple, au plus noir de son être, la terrible flamboyance de cette ville, longtemps assiégée de couleurs, assaillie de lumière, jusqu’à ce qu’enfin, fille du matin, paraisse l’aurore aux doigts de rose.*
Fin
*« Dès que, fille du matin, parut l’aurore aux doigts de rose… » l’Odyssée, chant IV