CHAPITRE 13
C’est chez nous que s’infiltrent les doutes, c’est chez eux que les loups s’insinuent. Lentement.
L’homme qui les interpelle du haut de la péniche est une boule de poils grisonnants. Une traînée jaunâtre sous des lèvres épaisses donne une touche colorée à la broussaille de sa barbe. Des sourcils fournis, toujours noirs, ravivent l’éclat de petits yeux luisants et une longue crinière, liée en catogan, enserre un front étroit.
– C’est un négochin que vous avez là, hé ?
– Un négo quoi ? Fait la fillette.
– Chin, un négochin !…Et un négochin sur le fleuve, on en voit pas des masses. Hu ! Hu ! Hu !
La gamine cherche du regard le soutien du muet, mais celui-ci demeure fasciné par les rameurs qui s’éloignent.
– On voit surtout ce genre de rigolos, continue t-il en désignant l’équipage d’aviron. Ces trucs là, ça ressemble à rien… Un négochin, c’est autre chose !
Le courant a rapproché la barque de la rive droite. Une des extrémités percute le flanc de la péniche. Retenue par ce bout, l’embarcation pivote pour se plaquer de toute sa longueur contre la coque du navire. Le pêcheur, un instant déstabilisé par le choc prend alors conscience de la présence de l’imposant bateau.
La barque donne du gîte, elle menace de prendre l’eau. Le pêcheur s’efforce de ses deux mains, bien à plat sur le flanc du lourd navire, d’écarter l’embarcation de la coque.
– Et vous la dirigez comment, votre barque ? Hu ! Hu ! Hu ! Vous me faites de drôles de cocos !
– C’est que… On a eu un problème sur la rivière, là bas…. On aurait besoin d’un coup de main.
– Ah ça, je vois bien,. Hu !Hu ! Hu !…
Le marinier suit du haut du pont le négochin qui glisse le long des flancs de la péniche.
– Tenez, attrapez la corde là, puis je vous tirerai sur la berge… De drôle de cocos… Hu ! Hu ! Hu !
L’accès à la berge n’est pas facile. Il n’y a ni plage, ni affaissement. La terre surplombe le fleuve d’un bon mètre et il faut se hisser entre de hauts roseaux pour prendre pied sur le talus de la rive.
Le marinier tend une main poilue à la fillette pour l’aider à grimper.
– Viens là, jolie mademoiselle. Attrapes la main de Philibert… Hu ! Hu ! Hu ! Philibert le sauveur de petites filles en détresse !
– Merci bien, monsieur, c’est pas commode pour monter.
Tirée par Philibert, la fillette s’envole sur la berge. Le marinier tarde à relâcher la main de l’enfant. Il l’emprisonne de ses gros doigts velus. La fillette tente doucement de se dégager. Philibert se penche alors sur la main captive et y dépose un baiser cérémonial.
– Bienvenue sur la terre ferme, Princesse. Bienvenue chez Philibert De L’Orme. Hu ! Hu ! Hu !
Puis se redressant :
– Allez viens dans mon château, je t’offre un petit remontant, tu me raconteras…
D’un mouvement vif du poignet, la fillette s’est enfin libérée. Elle essuie machinalement sa main sur son tee-shirt. Elle attend le pêcheur qui se hisse à son tour entre les roseaux et entreprend d’arrimer la barque à une racine.
– Honhon, tu viens ?…
Philibert enveloppe l’épaule de la gamine d’un gros bras trapus et l’entraîne vers une passerelle donnant sur la péniche.
– Je m’appelle Philibert De L’Orme. Comme le fameux architecte, mais ça s’écrit pas pareil.
– L’architecte ? Quel architecte ? Questionne la fillette, tout en marquant un temps d’arrêt pour attendre son compagnon.
Philibert assure son emprise sur l’épaule de l’enfant et l’entraîne à nouveau, sans se préoccuper du pêcheur.
– Les jeunes d’aujourd’hui… Qu’est-ce qu’on leur apprend ?… Philibert Delorme qui faisait des châteaux pour les rois, dans le temps.
– Ah ! Commente la gamine en s’assurant, d’un bref regard, d’être suivie par son compagnon.
Le pont principal de la péniche révèle davantage des activités de loisir que de l’industrie. Les débords de la cale ont été surélevés pour permettre l’ouverture d’hublots et les écoutilles remplacées, vers l’avant, par une plate-forme supportant un mobilier de jardin et, vers la timonerie, par une longue verrière protégée du soleil par une pergola chargée de cannisse. L’arrière du bateau conserve une configuration d’origine avec une cabine de pilotage surélevée, prolongée par l’appartement traditionnel des mariniers. Ce logement est couvert par une étroite terrasse agrémentée de jardinières, de pots de fleurs mal entretenues et fermée à l’arrière par un petit canot en matière synthétique verte. Philibert De L’Orme est un marin sédentaire.
– Mais moi, c’est pas l’architecture de château qui m’amuse. Oh non ! Hu !Hu !Hu ! c’est celle des bateaux.
– Ah, bon…
– Philibert Delorme aurait pu faire de beaux bateaux car, comme moi, il aimait la symétrie.
– La symétrie ?
– Oui, Ma belle enfant, pour faire un bateau, il faut avoir le sens de la symétrie… L’amour de la symétrie. Mais entre donc je vais te montrer…
Le marinier introduit la fillette dans la cabine de pilotage. Un court escalier descend sur un palier mal éclairé donnant sur une cuisine étriquée.
– Viens en dessous, tu vas voir mon chantier naval à moi.
Sous la cabine de timonerie, la cuisine se prolonge par une sorte de vestibule terminé par une petite porte basse. Lorsque Philibert ouvre la porte, toute la lumière de la verrière illumine le triste palier.
– Et voilà! Construire des bateaux dans un bateau, c’est quelque chose ! Hu! Hu ! Hu !
La cale de la péniche a été transformée en un vaste atelier. Le soleil de fin de journée joue avec le métal de plusieurs petites machines-outils destinées au travail de menuiserie de précision. Une lumière dorée s’étale sur une vaste table couverte de modèles réduits de navire de toute taille, de livres de marine illustrés et des plans de bateaux dessinés sur des papiers froissés et salis. De profondes étagères où s’empilent planchettes, liteaux et matériaux divers, occupent les côtés de la pièce. D’autres maquettes de bateaux ornent les cloisons mais toutes ces constructions sont incomplètes. Elles ne présentent qu’une moitié de coque, collée dans le sens de la longueur, sur des planchettes vernies. Le bout de l’atelier, situé sous la plate-forme, est plus sombre. C’est une sorte de salon encombré d’un vieux canapé, d’une table basse ensevelie sous divers journaux et des vestiges de repas. Un vague bahut complète le mobilier. Une petite porte laisse supposer une autre pièce à la proue de la péniche.
– Houa, c’est grand ! fait la fillette pénétrant dan la pièce.
– Et pardi, c’est mon chantier naval !
– Mais c’est pas de vrais bateaux, continue t-elle s’approchant de la table.
– Bé non, c’est des maquettes, juste des maquettes.
– Et puis vous les finissez pas … Elles sont à moitié.
– La symétrie, ma tendre enfant ! La symétrie ! Un côté suffit. Le reste c’est pareil… Alors, à quoi ça sert de le faire, hé ?
Un bruit sourd interrompt le raisonnement du marinier. Le pêcheur se masse le haut du crâne.
– Ho, faites attention à la porte. Il faut baisser la tête, monsieur ! Monsieur ?…
– C’est mon frè… Mon oncle. Mon oncle Neptune, Monsieur De L’Orme… Il est sourd et muet.
– Ah, C’est pour ça qu’il… Que… Hu!Hu!Hu ! Quel drôle de nom, ton oncle ! Un dieu marin… Mais j’y pense, ma douce petite, je viens de finir quelque chose… Ça devrait plaire à ton oncle, vu son nom….
Il se dirige vers les rayonnages et dégage une boite en carton.
– Ça m’a donné du mal… J’ai fait des recherches au musée d’Arles…
A l’intérieur, protégée du papier soie, gît la moitié d’une coque de galère antique.
– J’y ais mis tous les détails, tu vois… Mais le plus difficile, c’est les rames… Ton négochin sera plus facile à faire.
La fillette, hésitant entre l’admiration et l’indifférence polie, approche un doigt d’une des rames miniatures.
– Hu!Hu!Hu ! Pas touche, inconsciente enfant ! Fragile, Hou !…Très fragile parce que ça dépasse trop de la coque. C’est beau mais c’est fragile Hu!Hu!Hu !… C’est l’Argo, le bateau des argonautes.
– Ah oui ! Le bateau de Jason… Je connais Jason.
– Hé, c’est qu’il y a quand même un peu d’instruction derrière ces jolis yeux !Hu! Hu! Hu ! Mais viens… Venez, allons au salon, on va boire un petit coup et puis tu me raconteras tes aventures.