Chapitre 23
Je sus qu’il ne me restait que peu de temps,
mon impérieux désir de protection trouva la faille.
– Oh, c’est Djèson ?… Ah, la, la… Comment qu’il me parle celui-là ! On dirait son père. D’ailleurs, il était là à l’instant.
– Ouai, j’ai vu sa bagnole… Mais pour mon père, je sais pas si c’est un compliment.
Le pizzaïolo a un petit rire ambigu et ramasse les quinze euros restés sur le comptoir.
– Garde tes sous Djèson. J’ai jamais refusé la pizza à qui avait faim, tu me connais… je me paie en taquineries.
Puis, il s’empare d’une boule de pâte qu’il malaxe avant d’étaler sur le plan de travail derrière lui. A la radio, Joe Dassin chante les Champs Elysées.
– Le monde est petit, on dirait, fait Jason à la fillette.
Le halo lumineux diffusé par l’éclairage du fourgon dessine maintenant une sorte de petit cirque de clarté dans le sombre de la nuit. Le garçon s’est rapproché. La lumière durcit ses traits, efface les poils naissant au dessus de ses lèvres et renforce le contraste marqué entre les boucles noires de ses cheveux et la blancheur de son sourire. Elle isole les deux jeunes gens du pêcheur resté dans la pénombre.
– Jas… Djèson, répond le fillette décontenancée.
– T’as laissé ta belle maison au bord de l’eau ?
– Heu… C’était pas ma maison, c’était pour joue… C’était comme ça.
Le pizzaïolo enfourne la pizza avec sa longue pelle, il les interrompt :
– Alors, t’as fini ton stage à l’O.N.F. Djèson ?
– Presque, encore une semaine.
Dédé se penche sur le manche de sa pelle. Il donne de petits coups en cherchant dans le four la situation idéale pour la pizza.
– C’est bien. Ça te plait ?
– Bah !… C’est un stage…
– Au moins, tu vois ce que c’est.
Puis il se retourne pour préparer une nouvelle pâte en accompagnant Joe Dassin sur les Champs Elysées.
– T’habites ici, alors ? reprend Jason.
– Non… Je suis en vacances.
– En vacances ? Y a des vacances, en ce moment ?
– Non, mais… C’est un peu compliqué… Pour moi, c’est les vacances.
La fillette cherche du regard le soutien de Neptune.
– T’es avec ce type là ? Souffle Jason, percevant le regard.
– Heu… Non… Enfin oui, mais…
– Tu m’as l’air d’une drôle de fille toi, dis donc.
Le pizzaïolo sort la pizza fumante du four et la dépose dans la boîte qu’il vient d’ouvrir sur le comptoir.
– Je vous la coupe , mademoiselle ?
– Heu, oui… En … En deux, non en trois. T’en prends un morceau, Djèson ?
– Ha, vous vous connaissez alors ?… Comme d’hab’, Djèson ? Une blanche, je te fais ?
– Oui Dédé, une blanche. Tu la mets sur le compte du mon père.
– Pas de soucis, fait le pizzaïolo en enfournant la seconde pizza.
Neptune saisit la part que lui propose la gamine. Il s’est avancé vers la fillette, mais sitôt sa portion attribuée, la jeune fille se détourne de lui.
– Et toi, t’habites ici ? demande t-elle à Jason.
– Oui, enfin presque… Mon père, il a un cabanon à Beauduc, là, juste à côté… Et comme il est très occupé avec cette histoire de taureaux, il me le laisse pour le week-end.
– Ça a l’air compliqué pour toi aussi, hein ?
– Oui, un peu… Dis, si tu veux, ce soir, on fait une fête chez mon père. Si tu veux venir.
– Ben, je sais pas…
La fille hésite, elle guette l’assentiment du pêcheur.
– Vous voulez bien, Monsieur ? insiste Jason en suivant son regard.
– Il te répondra pas. Il est sourd. Sourd et muet.
Puis, elle baisse la voix et poursuit sur un ton de confidence.
– Je fais ce que je veux. Il est rien pour moi.
– Ah, je croyais que… répond Jason sur le même ton.
– Non, ça fait pas longtemps que je le connais en fait…
– Ah bon… Tu viens alors !… Tu verras, on va se marrer.
– C’est loin ?
– Pas trop. J’ai mon scoot’.
– En trois, la deuxième ? interrompt Dédé
Mais avant que la roulette du pizzaïolo découpe la pâte, Jason intervient.
– Attends Dédé, ça va aller…
Puis s’adressant à la fille :
– Et si on se la mangeait au cabanon ?
– Là, maintenant, chez toi ? s’inquiète t-elle.
– Oui. Allez viens. On préparera tout pour la fête… Si ça se trouve, mes potes y sont déjà.
Il referme la boîte contenant la pizza puis saisit la main de la jeune fille pour l’inviter à le suivre.
– Ecoute, Djèson… La fête, je sais pas…
– Mais quoi ?… T’es en vacance, non ?… T’en fais pas, on est pas très nombreux. On fera un feu sur la plage et il y a des filles aussi, et puis… C’est mon anniv’. J’ai eu seize ans cette semaine.
Elle fait un pas, puis s’arrête. Elle hésite mais ne tente rien pour dégager sa main.
– T’as jamais fait de fête, je parie, fait Jason avec un petit sourire moqueur.
– Peuh ! Si bien sûr, quand même ! répond-elle en se décidant alors.
Mais la décision n’est pas franche. Du coin de l’œil, elle guette l’attitude du pêcheur qui l’observe à l’écart. Peut-être que, finalement, elle s’est attachée à lui.
– Hon ! Hon ! proteste t-il lorsqu’elle s’éloigne.
Ou redoute t-elle de suivre seule ce garçon inconnu.
– Allez… Ce n’est rien, dit-elle au muet. C’est juste une fête.
– Bon intervient Jason. Il n’a qu’à venir. Après tout, il a l’air sympa… Je vais lui faire un plan et il nous rejoindra.
– Cool ! tu verras, il est rigolo.
– Ouai, commente t-il en fouillant ses poches. T’as pas un crayon, pour le plan ?
La jeune fille tend le petit carnet.
– J’ai que ça… Ça va ?
– Impec !
Jason s’approche de Neptune. Il ouvre le carnet et tourne quelques pages.
– Y a plein de trucs écris, ça fait rien ?
– Non, non, c’est pas grave.
Puis trouvant une page vierge, il griffonne un croquis sous les yeux du muet à grand renfort de gestuelle explicative.
– Tu vois, on est ici. Ça, c’est « Les Saintes ». La ville que tu vois les lumières là bas… Après, y a la digue à la mer, c’est ça… Mais le mieux : tu suis la plage. Toujours, toujours… Puis, tu verras, y a des cabanons, des caravanes. C’est pas compliqué, tu peux pas rater… je t’écris le nom là… Nous on s’avance, tu comprends ? Tu nous rejoints à pied…
Il mime avec deux doigts les jambes d’un marcheur.
– Tu comprends ? insiste t-il en glissant le carnet dans les mains du pêcheur.
Puis, il s’adresse au pizzaïolo qui extrait la dernière pizza du four.
– Dédé, la blanche, c’est pour lui. Nous, on y va.
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Même en pleine saison, il est rare d’avoir des clients à cette heure de la matinée. Alors, en automne, ouvrir le fourgon à pizza tient davantage de l’habitude que d’un sens commercial aigu. Mais Dédé aime prendre son temps pour chauffer le four, préparer les pâtes et écouter sur les ondes, les dernières péripéties de la chasse aux taureaux évadés. Pour l’heure, on ne parle que du procès imminent d’un parrain mafieux que le témoignage capital d’un truand repenti devrait confondre.
Il ne voit pas venir l’homme à son comptoir et sa question polie le fait sursauter.
– Excusez moi, Monsieur, fait l’homme en présentant une photo. Cette jeune fille, l’auriez vous vue dernièrement ?