Chapitre 19
Le ravin écoulait les résidus d’orage.
La chevrotine fait voler en éclat le plancher à quelques centimètres de la tête de Carlos. Philibert pointe à nouveau son vieux fusil, sans précipitation cette fois. Il prend appuis sur le toit terrasse des appartements de poupe sur lequel gît sa cible. La plaie de son front a cessé de couler. Elle barbouille son visage de traînées sanglantes qui se coagulent dans sa barbe en croûtes répugnantes.
Il est si près, comment a t-il pu le manquer ?
Il n’aura pas de seconde chance, sa tête éclate définitivement et il s’écroule par dessus bord, happé par le fleuve.
Ernesto garde son pistolet tendu en direction de la porte de la timonerie où se tenait Philibert. Masqué par le canot, il à échappé a la vigilance du marinier. Il contourne le corps de logement et risque un œil à l’intérieur du poste de pilotage. La roue du gouvernail oscille doucement sur son axe, libre. Il n’y a personne. Rassuré, il se hisse sur le toit terrasse et rejoint son acolyte.
La jambe droite de Carlos semble dotée d’un deuxième genoux faisant une bosse insolite sous son pantalon.
– La chica, Ernesto, souffle t-il. La chica primero.
Ernesto laisse traîner une main réconfortante sur l’épaule de son complice et s’écarte comme à regret.
La porte de la timonerie se balance en grinçant, révélant un habitacle toujours désert. Des bruits de coups proviennent de l’intérieur du navire. Ernesto repère le petit escalier donnant aux appartements. Il descend silencieusement les degrés, prêt à tirer.
Au bout de la grande pièce atelier, Neptune frappe des deux mains la petite porte de la cabine de proue. Il s’interrompt pour actionner vainement la poignée et frappe à nouveau.
– Hon, honhon ! appelle t-il.
Ernesto traverse la pièce. Il écarte autoritairement le pêcheur et d’un coup de pied puissant, arrache la porte à sa serrure.
La gamine est là, recroquevillée au fond de la couchette. Elle fixe terrorisée l’homme en noir qui braque sur elle un pistolet. Ernesto baisse son arme. Il tend une main vers elle comme une injonction à le suivre.
– Penas Ruego
es todo el barrio malevo
melodía de arrabal…* commande t-il.
Soudain une secousse violente et un raclement sourd ébranlent la coque du navire. Ernesto, projeté vers l’avant, s’affale sur le sommier suspendu qui s’effondre.
Il se relève vite, réajuste son chapeau et range son arme dans les profondeurs de son manteau qu’il époussette machinalement. Dehors, Carlos appelle. Il doit crier fort car on l’entend distinctement.
– ¡ Ernesto, la chica! ¡ La chica !
Le choc a sorti la fillette de sa torpeur. Elle saisit la main tendue d’Ernesto qui l’invite à se redresser et le suit, résignée.
Neptune masse son épaule meurtrie par la secousse. Il regarde s’éloigner ce couple improbable, guettant un signe, un regard de l’enfant, puis, lui emboîte le pas.
Carlos s’est traîné au niveau de la timonerie. Il s’est adossé contre la cloison de façon à avoir une vue plongeante à l’intérieur du poste de pilotage à travers les étroites fenêtres de la cabine. Il est à la limite du toit terrasse, au niveau d’une petite échelle qui permet de descendre sur le pont principal. Sa jambe droite a toujours un anatomie invraisemblable et de grosses gouttes de sueur perlent sous le pansement qui lui bande l’oreille et le front. Il ne fait pas si chaud pourtant, mais la douleur doit être terrible.
– Ah ! Té voilà chiquita… Enfin, fait-il lorsque la fillette se montre à l’ouverture de la porte. Approché… Mounté là, à côté…
La gamine pâlit quand elle aperçoit le membre brisé.
– Carlos ! Mon Dieu…
– Tou vois, rien n’arrêté Tonton Carlos, nada… Jamais , il né té laissé toumber, tou vois…
– Tu as mal ?
– Moi, c’est pas la question… On a pas beaucoup dé temps, niña.
– Il faut te soigner, il faut un docteur.
L’homme saisit l’enfant par le bras et l’attire à lui.
– On a pas beaucoup dé temps, maintenant qu’ils nous ont rétrouvé… Régardé, régardé où nous sommés. Ils auront vité fait.
La péniche est échouée sur une longue bande de terre, en diagonale du fleuve. Sa proue a fracassé les arbres du rivage, les branches brisées semblent la retenir comme les mâchoires d’un piège. La plus grande partie du navire est toujours entourée d’eau, mais la coque est trop enfoncée dans le limon pour que les courants puissent la dégager.
Ernesto s’est avancé sur le pont principal, juste entre le corps de timonerie et les écoutilles transformées en verrière. De là, il voit distinctement l’avant du bateau et toute la longueur de la berge. Neptune reste sur le pas de la porte. Perplexe et inutile, il observe l’étrange dialogue.
– Qui Carlos, qui me cherche ?
– Ils t’ont trouvé, niñita … Et c’est à caussé dé moi… Ils nous suivent dépuis la villé… Ah ! j’aurais dû té laisser… Té laisser avec ton grand typé…
– Qui? Dis-moi maintenant… J’ai peur, tu me fais peur… Et mon père ? Où est mon père ?
– Ton pèré?… Tou m’as yamais cru, hé, niñita ? T’as yamais fait confiance à Tonton Carlos, pourtant…
– Tu m’as enlevé, tu m’as kidnappé !
– Yé té l’ai dit… Yé té l’ai toujours dit… Yé t’ai yamais enlevé, mais tou né m’écouté pas… Mainténant, il faut qué tou m’écoutés… Qué tou écoutés ton oncle…
– T’es pas mon oncle! Arête avec ça, t’es pas comme mon père, t’es méchant !
Ernesto s’accroupit à l’abri de l’hiloire supportant la verrière. Sur la berge, des branches bougent, il n’y a pas le moindre vent.
– Pourtant nous sommés frèré, pour ça, oui ! … Ecouté ! On a pas lé temps dé finasser. J’aurais peut-être dû tout té diré, on en sérait pas là… Tou m’aurais suivi sans discuter, ha, maldita…. Mais il est trop fier ton pèré… « Juré -moi Carlos qué tou né lui dis pas, juré -moi! »… Toujours à fairé croiré, à sé fairé des histoirés… Ton pèré, c’est pas ce qu’il racconté… Quand on est comme nous, faut pas sé diré qu’on est autré chossé. Voilà où ça mèné.
– Carlos, qu’est-ce que tu racontes ?
Ernesto a sorti son arme, il inspecte les taillis du rivage.
– C’est ton pèré qui m’a demandé d’aller té prendré au pensionnat, continue Carlos.
– Oui, tu m’as dis qu’on allait voir Papa et puis…
– Ton pèré, il est en prison ! hurle Carlos.
La fillette se redresse brusquement, livide. Carlos ne lui laisse pas le temps de se ressaisir.
– Il y a lé canot à l’arrièré. Dis à ton grand typé… Et filez ! … Filez et cachez-vous ! … Et puis la policé, y a plous lé choix. Oui, lé commissairé Portelli, filez, foutez lé camp !… Souviens-toi : Portelli…
Derrière la verrière du pont principal, Ernesto vise soigneusement l’éclat froid d’une pièce de métal qui scintille dans l’ombre des buissons…
Et tire.
* Melodía de arrabal Carlos Gardel
Le ravin écoulait les résidus d'orage.