Chapitre32
Quand la tension distend les humeurs, il ne fait pas bon courir les somnolences.
– Le bulgare de la 4L volée est mort, commissaire. Quant à l’employé du bac : rien de grave… juste la jambe
Le commissaire Portelli n’a aucun regard pour le lieutenant Rolando. Il est assis en travers du siège de la 308 banalisée. Il a ouvert la portière parce qu’il avait l’intention de sortir du véhicule pour questionner lui-même l’infirmier, mais il est resté finalement là, avec juste un pied sur la chaussée, envahi soudain par une profonde lassitude.
– On a merdé Rolando…
Il garde les yeux fixés sur cette chaussure posée sur le bitume. Il semble en étudier tous les détails.
– J’ai vraiment merdé.
L’ambulance croise la 308 dans le vacarme de ses avertisseurs. La petite route est maintenant bien dégagée, uniquement occupée par les véhicules des forces de l’ordre, plus ou moins bien alignés sur le côté.
– Tous ces morts…
– Ces morts, commissaires, c’est des voyous ! Ils se sont tués entre eux… Des truands : ceux du cirque, de la péniche… Bon débarras !
– Et ça, Rolando, tout ce bordel ?
Il désigne du menton l’épaisse fumée noire qui monte au dessus des arbres cachant l’aval du fleuve.
– Combien, combien de brûlé, de noyé ?… Combien ?… C’est des gens là, des vrais gens…
Le lieutenant Rolando regarde un instant la colonne de fumée que le vent couche vers la mer sans parvenir à dissoudre.
– Commissaire Portelli, vous avez détruit la filière Bulgare ! Pensez à toutes ces filles que vous sauvez, toutes ces gosses ! Elles existent aussi… Vous savez ce qu’il en font, ce qu’il en on fait, tout ce trafic de merde !… On aura tout le réseau, pas le menu fretin, tous ! En France, en Roumanie, en Bulgarie. Votre idée de retourner Gordo a payé. C’était la bonne idée. C’est juste qu’on ne peut pas tout maîtriser…
– On devrait, Rolando, on devrait… Gordo, C’est là que j’ai merdé. … Ce n’était pas la bonne personne, un schizophrène, trop de zone d’ombre, incontrôlable… Fou…
– On n’avait pas le choix, commissaire… Maintenant Gordo parlera, il parlera maintenant.
– Mais sa gosse, sa gosse ?
Portelli élève brusquement le ton, puisant l’énergie d’une colère naissante.
– On devait trouver la gamine, la mettre hors de portée ! Il fallait récupérer ce foutu carnet !
– Le carnet, ils ne savent même pas qu’il existe, répond le lieutenant sur le même ton.
– Rolando, ils savent tout, tout ! Ils ont bien trouvé la fille.
– La gamine, ils ne peuvent plus le tenir avec. Soit on la récupère, soit ils l’ont déjà tué… C’est lui qui l’a fourrée dans cette merde. Lui et ses idées de poète à la con, pas nous ! S’il nous l’avait confié, rien de tout ça ne serait arrivé.
– On n’a même pas été foutu de le protéger, lui ! rugit Portelli
– C’est lui le responsable. Il le sait, il parlera ! Par vengeance, il parlera. Il donnera les codes, on déchiffrera le carnet. On aura toutes les adresses, les coffres, les documents. On les fera tous tomber, tous ! Tous ces salauds !
– Rolando, votre cynisme… fait le commissaire, retrouvant progressivement son calme. Votre détachement… Vous avez un brillant avenir dans l’institution, lieutenant, vous…
– Commissaire Portelli, interrompt brusquement un gendarme. Commissaire, le bateau s’est échoué.
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Jason empoigne la chevelure de la jeune fille et la remonte à la surface. Il a dû lâcher la bouée pour la soutenir sous les aisselles et maintenir sa tête hors de l’eau. Ses cheveux blonds roulent sur son épaule. Elle est inconsciente, les paupières à demi fermées sur le blanc des yeux. Elle respire faiblement.
La berge n’est pas très loin, mais le courant les entraîne, les éloignant rapidement du navire en feu. La bouée file devant lui, il doit nager énergiquement de son bras libre pour la rattraper. Le corps de la fille entrave le battement de ses jambes. Lorsque enfin, il peut s’accrocher, il est épuisé. Alors, il se laisse aller au grès du fleuve, à l’écart du bateau en flamme qu’un obstacle immergé retient penché sur un côté, mais loin des canots qui recueillent les naufragés.
Bientôt, il sent le froid l’engourdir et la douleur de sa blessure s’intensifier. L’eau a lavé le sang qui maculait son front, mais un filet rouge s’insinue encore entre ses cils. Il agite les jambes. Peut-être pourra t-il dévier la trajectoire et atteindre la berge ? Mais très vite, il s’épuise et le fleuve les reprend. Alors, il s’abandonne aux caprices des courants, comptant sur la vigilance d’un marinier remontant le fleuve ou sur la mer, si proche, pour les déposer sur une plage.
Il a mal, vraiment mal à la tête.
Soudain, la bouée s’enfonce. Il est tiré vers l’arrière, puis un bras vigoureux se glisse entre sa poitrine et le dos de son amie. C’est le grand type, l’infirme. Il le laisse s’emparer du corps inconscient. Il n’a pas la force de lutter contre la détermination du sourd-muet. Il peut, maintenant, se reposer un instant sur la bouée, et, libre de ses mouvements, nager enfin vers la berge.
Neptune sort du fleuve avec précaution. Il sent les galets glissants sous ses pieds. Il assure chaque pas qui le mène vers la bande de gravier qui s’échappe des joncs. Il porte la gamine toujours inconsciente entre ses bras, comme il y a deux jours, dans le ruisseau de la rue des Teinturiers. Deux jours, deux ans… Il contemple ce visage endormi, paisible et clair, couronné de blondeur.
Délicatement, il pose la fillette sur un lit de sable. Il s’agenouille au près d’elle et doucement, écarte les mèches mouillées qui encombrent son front d’enfant. Elle ouvre enfin les yeux, les cligne plusieurs fois à cause de la forte lumière. Neptune se déporte légèrement pour les protéger de son ombre.
– Honhon, c’est toi ?… souffle t-elle avant de s’évanouir à nouveau.
Jason les rejoint. Il trébuche sur les galets, il est exténué. Il se penche sur la jeune fille en s’appuyant sur les épaules du pêcheur.
– Ça va, elle va bien ?… Elle va bien, hein ?
Puis il se redresse soudain, alerté par le bruit d’un moteur : un hélicoptère fait de larges cercles autour du fleuve. Il court vers la rive.
– Hé ! Ohé ! Crie t-il en agitant les bras.
Neptune se lève à son tour et voit l’hélicoptère s’éloigner.
– Ils nous ont vu. Ils vont venir ! ils vont venir…
Le pêcheur demeure un moment immobile regardant l’engin se perdre en amont, puis il tourne la tête vers l’enfant. Elle parait beaucoup plus grande allongée sur cette bande de sable. Son tee-shirt trempé laisse apparaître les renflements d’une poitrine naissante.
Alors, il se dirige vers le fleuve. Il est entièrement nu, ses longs muscles de nageur roulent sur son dos à chacun de ses pas. Il sent le courant tiède enlacer ses chevilles puis caresser ses hanches l’invitant à plonger. Il regarde une dernière fois vers la berge. La gamine a repris conscience, faible encore, elle reste assise, maintenue par les bras du garçon. Elle le regarde s’éloigner. Il voit ses lèvres formuler quelques mots et sa main serrer celle de Jason. Il lui répond d’un large sourire avant de s’abandonner dans le courant.
Neptune aime nager dans le fleuve. Il y retrouve un peu sa rivière d’avant, mais le fleuve est plus chaud et plus salé aussi. Il est si large qu’il n’en voit plus les limites.
Bientôt, la mer absorbe le fleuve. Le vent pousse le nageur vers le large, creusant les vagues en de petites montagnes mouvantes. Neptune aime se laisser descendre dans leur creux pour gravir de sa brasse une nouvelle paroi liquide jusqu’à la crête écumante. Il voit alors la côte, déjà bien loin. Il devine les hautes dunes et le scintillement du soleil sur les carrosseries des autos.
Plus au large, il y a un voilier qui s’enfonce et s’élève au grès de la houle, et qui semble attendre, toutes voiles carguées. Peut-être devrait-il l’approcher ou bien rejoindre les plages ? Il éprouve dans ses membres toute la lassitude de cette longue nage, mais la mer est si douce. Il se sent apaisé dans les plis caressants de son ventre ondulant.